L’Enlèvement au Sérail

Mozart sans révérence — dépassé par Mouawad.

Jusqu’au 15 juillet, retrouvez à l’Opéra de Lyon la finesse du travail de Wajdi Mouawad, qui traque dans chaque interstice du texte la place de sa singularité, et qui ouvre L’Enlèvement au Sérail sur le monde.

En acceptant de travailler L’Enlèvement au Sérail, W. Mouawad posait une condition : s’autoriser à réécrire le texte là où il le gênait — c’est-à-dire dans l’orientalisme comme rapport à l’autre. C’est ce geste qui sauve l’opéra, mal à l’aise avec l’altérité, et le fait advenir au rang d’œuvre contemporaine, et donc critique. Loin du cliché des grandes œuvres qui parleraient d’elles-mêmes de l’actualité, il détourne le texte vers un sens nouveau, et supérieur.

Un théâtre de l’ouverture à l’autre — « devenir étranger à soi-même »

Mouawad est un homme de théâtre. Il travaille l’un des opéras où le parlé a le plus de place, le plus d’incidence — et il en rajoute. Il enchâsse le texte traditionnel (livret et partition) dans une narration intime : au lieu du simple déroulé des péripéties de l’enlèvement (Konstanze et Blonde sont prisonnières d’un pacha, le noble Belmonte et Pedrillo son valet, qui devaient épouser les deux femmes, tentent de les faire libérer, échouent et sont graciés par le pacha Selim qui les libère tous), la réécriture partielle de W. Mouawad fait naître le récit d’un conflit entre les deux femmes et leurs futurs époux : lors de leur retour en Europe, on organise un jeu forain de « Tête-de-turc » et elles refusent de frapper l’effigie turque. Disputées par leurs futurs, elles génèrent le récit : ‘nous allons raconter pour vous montrer pourquoi nous ne voulons pas frapper la tête-de-turc et médire sur eux.’ Autrement dit : ‘nous allons raconter les choses différemment.

© Stofleth

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Cela n’est possible que parce que W. Mouawad assume d’insérer du théâtre dans l’opéra — assume que ces deux pôles ne soient pas exclusifs, et que tout jeu d’opéra n’est pas nécessairement engoncé dans des conventions pantomimo–grandiloquentes. Saluons, à ce propos, les capacités théâtrales de sa distribution, et particulièrement de Joanna Wydorska (Blonde — Soprano), David Steffens (Osmin — basse) et Peter Lohmeyer (Selim — rôle parlé) qui émergent d’une formation pourtant déjà très sensible au théâtre.

C’est donc dans ces scènes parlées, traitées comme du théâtre, que W. Mouawad marque le plus son désaccord d’avec le texte, et qu’il le tourne dans une direction à laquelle on ne s’attendait pas : tout au long de la pièce, par sa mise en scène comme par la large réécriture des dialogues parlés, il crée un sens nouveau, un sens supérieur : ce qui dans l’œuvre apparaissait discours sur l’altérité arabe devient tissage d’analogies, positives comme négatives. À l’esclavage réel du sérail correspond l’esclavage matrimonial occidental. À la violence évidente du pacha Selim et de son serviteur Osmin qui possèdent les deux femmes correspond l’absurdité de Belmonte et Pedrillo, qui attendent de leurs femme un accord complet — une soumission qui ne dit pas son nom. Finalement, Selim et Osmin paraissent plus doux avec ces femmes qu’ils détiennent en leur pouvoir que Belmonte et Pedrillo qui doivent user de la force pour assurer leur domination. La virilité n’est violente que quand elle manque d’autorité.

© Stofleth

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Vertu critique de la réécriture — « comment cette mixité se vit »

Ce flash-back (ou ‘analepse’, pour les complexés des anglicismes) permet de nuancer ce qui, chez Mozart, est encore par trop massif. En utilisant l’argument de l’œuvre comme une explication de l’inadaptation nouvelle de Konstanze et Blonde à l’Occident, W. Mouawad ne fait en rien mentir le texte, il n’est jamais dans le contre-sens : il exploite une veine souterraine, qui courrait silencieuse dans l’opéra, qui ne s’assumait pas. Chez Mozart et son librettiste, Gottlieb Stephanie, déjà, l’échec des deux princes et la grâce inattendue du pacha (qui accepte qu’on lui ravisse la femme qu’il aime) sont germes d’une critique. D’autant que le motif de la grâce est que le pacha ne souhaite pas reproduire la violence que le père de Belmonte a accompli en le vainquant des années auparavant.

La simple idée qu’un souverain arabe puisse se montrer plus juste qu’un souverain occidental est une critique. Mais rien dans l’opéra ne la signale, ne l’indique : les éléments de critique sont là, mais ne sont pas mis en scène. La fin joyeuse de l’opéra n’agit pas comme une critique, elle est un fantasme du xviiième s. ; l’invention d’un autre, idéal, quelque part, trop déconnecté du monde réel pour l’atteindre. W. Mouawad, lui, écrit cette critique, la tisse du début à la fin de l’œuvre, et l’insère dans le monde.

© Stofleth

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C’est ainsi qu’il fait de ce récit événementiel un récit personnel : de l’enlèvement, on passe à l’altération de l’identité. Dans le prologue de W. Mouawad, Konstanze et Blonde ont été altérées par l’Orient et ne peuvent plus rejoindre leurs amants dans la dénonciation univoque de la barbarie. Le récit de l’autre devient alors facteur de modification du même : les deux femmes vont s’élever contre le cadre de soumission que leur proposent Belmonte et Pedrillo, démontrant que ce qu’ils reprochent aux musulmans peut tout à fait leur être reproché à eux. La fissure se crée dans le système de valeur, et la fissure vient de l’autre. Et la fissure est ce qu’il faut souhaiter à toute rigidité.

Si c’est la réécriture des dialogues et l’enchâssement analeptique qui permettent à W. Mouawad de laisser le texte parler en ce sens, la mise en scène est également première dans ce détournement du sens. Les deux jeunes européens, frêles et ridiculement vêtus (leurs ‘costumes d’époque’ contrastent avec les tenues sobres et stylisées des orientaux), sont tournés en dérision. En plein siècle des Lumières, qui invente l’ironie comme arme de destruction massive, la chose aurait été parfaite. Il aura fallu attendre le vingt-et-unième siècle pour voir Belmonte et Pedrillo déraper, revendiquer une grandeur et un héroïsme qu’ils n’ont pas, piètres aventuriers mus non par l’amour mais par la possession des femmes qui leur reviennent. Le pacha, lui, aimait véritablement Konstanze. Pour Belmonte, la question se pose. Possibilité ignorée par le livret original, augmentée par la réécriture, pleinement exploitée par la mise en scène, la question de l’amour est reposée à nouveaux frais. Et la fissure grandit.

Retrouvez L’Enlèvement au sérail de Mozart, mis en scène par Wadji Mouawad, dirigé par Stefano Montanari, à l’Opéra de Lyon, jusqu’au 15 juillet.
Spectacle en allemand, sur-titré en français, avec l’orchestre et les chœurs de l’Opéra de Lyon.
Et retrouvez W. Mouawad au TNP, en mai, avec Seuls et Sœurs.

Image à la Une © Stofleth.

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