Les cygnes noirs

Les cygnes noirs

Est-ce que tout doit cesser ?

Oui.
Je ne me trompe pas, quand je pense aux oiseaux ?
Non.
Et les cultes ?
Les cultes ne te sauveront pas.
Et la connaissance ? Et la douceur de sa peau sur la mienne ?
Sa peau est perdue, tu le sais. Oublie-la.
Et les sépultures ?
Tu n’en auras pas le loisir.
Ce n’est pas un loisir !
[…]
Et son instrument ?
Le bois. Conserve le bois. Enterre les cordes au pied d’un orme et plante les chevilles dans le bois de l’arbre.
Il va souffrir si je le perce !
Toi aussi.

Je me réveille en sueur. Cauchemar, cauchemar, cauchemar. Tout va bien : je suis là, entier, pas plus troué qu’hier. Nouveau fracas d’orage. Seconde de silence et de pluie. Dense comme jamais. Par la fenêtre et dans la lumière des réverbères, elle fait comme un mur dense et opaque : on ne voit pas à cinq mètres. Le toit au-dessus de ma tête entre en résonance. Le vacarme va toujours croissant, ne cesse jamais. Comprenant que je ne saurai me rendormir, je me lève et, après avoir fait glisser un des pans de ma fenêtre, je m’assieds sur son encadrement et consume un petit tube de tabac engoncé de papier ; sur la moitié gauche de mon torse ruissèle l’eau du ciel.

Mon regard vide s’emplit peu à peu.

Tu viens aux catacombes avec nous ce soir ?

Fumée. Perdition des repères, perdition de la justesse de l’oreille interne, acouphènes en devenir, sueur sous chevelures, tabac et alcool fort sur le palais, regards avides et yeux qui se trouvent, mains qui trouvent les hanches, qui trouvent les fesses, qui provoquent des sourires de consentement, lèvres qui errent dans le cou, qui tremblent un peu, langues qui osent caresser de la clavicule au bas du visage ; corps qui ne s’ennuient pas.

Ses ongles de jeune femme sur la peau de mon sexe.
Des lignes rubicondes qui cicatrisent sur la peau de mon dos.
Un peu de sommeil, peau contre peau, mon torse contre son dos.

Imprimée sur la rétine de mes rêves, il y a l’image d’une grande eau paisible bordée de roseaux blancs de froid et nimbés de brume. Au bord de cette eau avance une colonne de cygnes noirs, silencieux.
Je pense : ils sont en deuil.
Soudain, mes perceptions changent et je me transforme moi-même : je sens avec certitude des plumes qui couvrent mon corps, que mes lèvres se rigidifient en un bec violent. Les cygnes viennent à ma rencontre et me dépassent, je les suis. De l’eau paisible, nous débouchons sur une rivière urbaine, toute bétonnée, toute sale et puante. Les poissons flottent morts à la surface, et nous les mangeons frénétiquement, nous allongeant sur le flanc à leur image, nous laissant porter par le courant jusqu’à s’échouer dans la gueule de quelque monstrueux cachalot qui nous brûle de ses substances digestives. Mais, après ce moment de grande acidité, débarrassés de nos plumes et de nos dermes, nous nous envolons plus légers, à l’intérieur de la panse de l’animal : un lac, une île, quelques habitations. Un violoncelliste qui répète toujours les mêmes notes : si, si, si si, ré, do do, si si, si si, sans corps ni archet mais qui joue pourtant. Et son ré est diminué. Je veux demander quel est ce prodige mais la réponse précède la question : je ne sais plus penser. Et cela est doux comme un baiser. Soudain, un harpon immense perfore la paroi intestinale et nous sommes comme aspirés par le vide d’air hors de la panse. Flottant n’importe comment à la surface de la mer déchaînée, j’éternue et je prends froid.

En écho à la froideur du rêve : semi-conscient, je perçois que la chaleur de ton dos n’est plus contre mon torse. Je m’éveille et t’observe : au pied du lit, assise en tailleur pour cacher ton sexe en sang et ta douleur, tu joues en pizz quelques notes sur mon vieux violon désaccordé, posé verticalement sur tes cuisses.
Je me lève sans que tu me regardes, passe derrière toi, colle encore mon torse à ton dos, et déposant un baiser sur ta nuque, je tourne les chevilles pour ajuster le son mal-assuré de l’instrument, que tu m’arraches des mains et jettes contre le mur.

Qu’est-ce que tu t’es fait ?
C’est toi qui me l’as fait.
Tout ce sang ? Ça ne peut pas ne venir que de moi.
C’est ce que je voulais. Tu vas m’aider à finir ça. Suis-moi.

Nus, nous descendons les rues désertes et froides jusqu’aux quais industriels et abandonnés. Là, tu m’embrasses et disparais dans un hangar. J’y pénètre un peu plus tard en entendant un bruit sec ; tes pieds et ton sexe balancent sous la potence d’une grue.

Le chemin qui ne dure qu’une demi-heure a duré une éternité. Je suis entré chez moi au soleil levant. Et ne me suis pas couché. Un paquet de Dunhill y est passé. Une bouteille de jus d’orange sanguine aussi, dans un petit verre en cristal plus fin à sa base qu’à son col. Je me suis déshabillé, lentement, me suis tenu devant le lit, vide, et ne me suis pas allongé. J’ai retiré les draps, les taies, ai tout lavé. J’ai pris au sol le crin blanc de l’archet et au mur une feuille de papier couverte d’une écriture à la plume sur quelques portées, me suis approché de la fenêtre, un briquet à la main. Consomption.

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