Maitres Anciens

Une énergie vitale transmise par Nicolas Bouchaud.

C’est peu de dire qu’il est excellent acteur, ce Nicolas Bouchaud. Il n’est d’ailleurs jamais aussi bien que quand on lui peaufine un terrain de jeu et qu’on lui laisse la bride sur le col – clin d’œil personnel au geste inoubliable du relevé de col qui présidait dans La mort de Danton, au passage dans le monde et les mots de Büchner portés par les deux acolytes – Jean-François Sivadier et Nicloas Bouchaud – pour transmettre les propos les plus graves.

C’est bien ce que lui concocte la mise en scène d’Éric Didry sur ce montage subtil et fluide extrait de Maitres Anciens de Thomas Bernhard. Une scénographie, un décor papier-kraft et « pétards », trappe-chatière et déguisement folklorique entre autres, pour créer un musée imaginaire. Tout est là pour faire exister l’univers de l’enfance si prégnant dans le texte du « manifeste » règlement de compte de l’auteur autrichien.

L’enfance capricieuse, insolente, incisive, assujettie aux pires formatages mais encore porteuse d’un espoir de libération. Mais attention, rien de puéril ni de simpliste derrière ce côté « bon-enfant ». Rien non plus de mimétique. Tout est fortement évocateur sur ce plateau, prétexte à libre interprétation. Clins d’œil à l’art conceptuel non figuratif. « Musée des Arts Anciens » de Vienne, tableau de Tintoret « L’homme à la barbe blanche », la bonne blague ! Pas de représentation réaliste, mais tout un ensemble de signes organisés en « symphonie » qui associe effets « prévus » et accidents aléatoires. Où le tableau réalisé sur scène (tâche noire sur feuille blanche) par l’acteur sous l’effet d’explosion (saluons Richard Signer) fait la nique à toutes les œuvres accrochées à nos mémoriaux culturels. Où le papier d’emballage à la Christo danse avec une « composition suprématiste : jaune sur jaune » à la Malevitch.
Toutes propositions déployant un espace dynamique, humoristique, à la fois persistant et éphémère dans lequel l’acteur se meut avec la grâce, l’animalité et la magie qui lui sont propres. Il se ballade sur le plateau, comme dans les mots de Thomas Bernhard, ses phrases, qui tissent les phases de la « saine colère » de Reger, le locuteur de Maitres Anciens.

Maitres Anciens © Jean-Louis Fernandez.

La haine, chez cet auteur, c’est le moteur habituel de sa vindicte qui lui fait passer à la moulinette les comportements d’un pays, le sien, avec lequel il règle ses comptes et dont il renie le passé (et peut-être les menaces du présent). Cette colère, cette haine ne sont cependant pas une fin en soi, ni le but de l’écriture – il n’écrit pas pour simplement exhaler son dégoût – mais elles en sont le principe créatif. Derrière le ressassement, la répétition obsessionnelle, une pensée avance sur la transmission, le rapport paradoxal à l’héritage de ces « maitres anciens » contre lesquels Reger s’élève au mépris des bienséances élémentaires, mais dont il ne peut se défaire.
Avec intelligence et une grande subtilité, Nicolas Bouchaud rentre dans ces mots qui tirent à boulets rouges non seulement sur l’art, la culture tels que nous les enfermons, dans des admirations « aveugles et stupides », mais aussi sur ceux qui les véhiculent, du moins qui véhiculent les injonctions prescrites par une société repliée sur ses certitudes et préjugés appauvrissants et coupables. Et dans le face à face qu’il installe entre lui et nous, s’adressant directement au public, l’invitant sur le plateau en partenaire occasionnel et authentique, l’acteur nous amène sur le terrain d’une savoureuse jubilation. Avec lui, nous entrons dans les petitesses et méfaits qui nous renvoient à nos propres faiblesses et mièvreries.

Avec une grande maitrise dans la prise en charge d’une des figures privilégiées pour combattre les usages en cours en Autriche, comme ailleurs, à commencer par ici et maintenant chez nous : le sarcasme et son premier medium ; la caricature pour « dézinguer » les figures tutélaires de notre culture et de sa transmission – enseignants, guides de groupes, philosophes, compositeurs, peintres…
Chez Nicolas Bouchaud, une colère contenue, quelques éclats çà et là, très vite « réprimés ». Comme pour ne pas faire ombrage à la force aiguisée des mots de Thomas Bernhard. Il va son allure et tricote les fils qui le relient à nous et nous à lui. Pour nous faire entendre une autre musique qui n’est pas si souvent agitée sur scène, sauf chez les grands : l’émancipation contre l’étatique, l’estime contre l’admiration, l’authentique contre le ridicule et le formaté, l’humanisme contre l’immonde. Il pose ses propres silences sur le flux logorrhéique de l’auteur. Ce qui n’est pas une mince affaire et nous rappelle qu’intime et collectif se rencontrent et se tutoient.

À l’heure des marchés aux esclaves en Libye et ses manifestations anti-migrants de Pologne ou du procès de Ratko Mladić de sinistre mémoire, il est des temps de rencontres chaleureuses, sans concession ni complaisance mais avec beaucoup d’humanité et d’énergie vitale qui sont absolument nécessaires.

Photographie à la Une © Jean-Louis Fernandez.

1 Comment

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    Répondre novembre 28, 2017

    Debra

    Pourquoi est-ce que ça me laisse… très sceptique ?
    Peut-être parce que je me souviens de mes treize ans en 69, année pas loin du tout de 68, quand je criais ma haine et ma colère contre le patriarche (très bienveillant et patient) de la famille sans du tout me rendre compte à quel point cette haine était formatée, prévisible, lassante, tout sauf surprenante. Une petite haine de petite personne qui avait été gav(t)ée pendant les treize premières années de son existence…par la culture tout entière.
    Il faut du recul pour pouvoir dire ça, et reconnaître les abimes du nihilisme qui submerge notre civilisation en ce moment, où beaucoup se raccrochent à des bouées de sauvetage… inexistantes, et se gargarisent d’avoir trouvé leur salut… dans le naufrage.

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