Maîtres italiens à Paris

Chez Tornabuoni Art et Marian Goodman, ont lieu les expositions de deux figures de premier rang de la peinture italienne de la secondée moitié du XXe siècle, Afro Basaldella (1912 – 1976) et Ettore Spalletti (né en 1940).

L’exposition chez Tornabuoni Art, du niveau tout à fait museal et accompagnée d’un catalogue volumineux, regroupe une quarantaine de tableaux d’Afro, oscillant entre figurativité et abstraction (même si beaucoup plus proche à cette dernière), linéarité et rejet des contours. Les titres de certains font référence aux épisodes du quotidien (garçon étranglant un dindon, par exemple), on y reconnaît souvent des constructions, silhouettes ou visages. D’autres sont exclusivement non-figuratives et purifiées de références à la réalité observable. Dans son travail, impliquant plusieurs esquisses pour chaque tableau, Afro prenait comme point de départ des traits picturaux, presque automatiques et non-contrôlés par la conscience, dont il liait avec une source d’inspiration du tableau à venir : selon le principe de l’association libre, visant à faire parler son sous-conscient, emprunté des psychanalystes. Au fil de la préparation, ce noyau grandissait, comme un cristal de sel dans la saumure avec de nouvelles et novelles excroissances. Un petit tableau aux taches polygones de blanc sale et gris foncé nous rappelle du sol carrelé cassé dans un hôpital ou des toilettes publiques. Dans le tableau vertical en ocre et orange, on reconnaît à l’immédiat la silhouette du clocher et duomo dans une ville italienne au coucher de soleil sanglant. Le tableau le plus remarquable de l’exposition, décidé en couleurs de terre cuite et carotte et composé de très grandes taches avec quelques lignes vers le centre, à l’effet tridimensionnel, nous transfère dans une caverne, plaine d’argile et poussière, et nous fait tomber dans la boue humide d’une route de campagne. La tridimensionnalité et l’immédiateté frontale de l’effet artistique caractérisent tous les meilleurs travaux d’Afro.

Afro, Estate nell’orto, 1955. © Fondazione Archivio Afro.

L’œuvre d’Ettote Spaletti, qualifiable d’expressionnisme minimaliste (pour la distinguer de l’expressionnisme pictural), va plus loin et refuse tout moyen d’expression artistique sauf la couleur : grands tableaux monochromes et installations totales, où tout l’espace d’exposition est recoloré par l’artiste, sont la signature de Spaletti. La résidence dans un petit village italien, l’évocation fréquente de l’art antique et médiéval, l’aménagement des chapelles, tous comme la clarté et le silence des couleurs de Spaletti font deviner une dimension religieuse de son œuvre. L’exposition de Spaletti chez Marian Goodman, quant à elle, présente les œuvres peux nombreuses et assez hétéroclites, moins puissantes que ses installations totales : panneaux à l’esprit du colorfield painting (après les chapelles, c’est le deuxième point rapprochant le Spaletti tardif – il a 78 ans – à Mark Rothko) aux tons de bleu et gris avec des éléments dorés, sculptures cubiques, colonnes – tous très caractéristiques pour lui. L’œuvre la plus remarquable de l’exposition est, certainement, un grand panneau rose-corail, dont les deux parties, formant un angle, sont séparés par une fente étroite à l’allure des labia ; or, l’accrochage dans la salle latérale n’a pas permis de mettre en valeur pleinement son potentiel visuel.

Il est néanmoins très peu probable, que le spectateur d’aujourd’hui ressente quelconque véritable connexion émotionnelle avec ces œuvres, à part de celle, extrêmement spécifique, dont l’amateur de la littérature antique ressent en relisant Homer ou Ovide. On peut même dire, que l’expressionnisme abstrait est aussi loin de nous aujourd’hui, que l’art antique ou, en qualité de sa dernière résurgence, l’art académique du XIXe siècle (Ingres). Curieusement, entre l’académisme, d’une part, et l’expressionnisme, de l’autre, il y a pas mal de similitudes. Tous les deux, enfants de leurs temps, ont émergé aux époques de la croissance économique et l’optimisme sociale Tout comme la peinture académique du XIXe siècle, l’expressionisme se destinait à la création de l’art pur, sans aucune immixtion de la réalité du quotidien : tout sujet, sortant des limites de l’imaginaire greco-biblique chez les académistes et tout élément pictural, dont la forme imitait des objets dont on rencontre dans la vie, chez les expressionnistes, n étaient pas admissibles.

Tous les deux, en terme de leurs questionnements, étaient écrasés par l’invasion des problématiques socio-économiques : l’académisme par le naturalisme de la seconde moitié du XIXe siècle (Courbet) avec son attention aux misérables, l’expressionnisme (je simplifie, bien sûr) par l’art engagé – postcolonial, antiglobaliste, écologique. Tous les deux, extrêmement difficiles en création et compréhension, sont à l’usage presque exclusif des riches et bien éduqués. Tous les deux ont élaboré les méthodes et techniques extrêmement sophistiquées, dont les successeurs, tout en rejettent les questionnements qui leur sont propres, utilisaient volontiers.

L’expressionnisme, d’une manière très platonique, cherchait à exprimer l’idée de l’objet, en interrogeant, comment avec celui-ci raisonnent les niveaux les plus profonds – avant l’apparition d’images reconnaissances – du sous-conscient de l’artiste, et s’efforce de jeter les résultats de cette interrogation sur la toile ; il cherchait à placer le spectateur non pas devant l’objet, mais devant son « essence », exfolié de toute concrétisation, de toute ressemblance aux objets réels, telle que l’artiste l’a trouvé à l’intérieur de soi. Exprimer la rondeur du cercle, beauté de la beauté et carré du carré, avoir la langue sans mots, l’imagination sans images et la volupté sans objet d’envie.

Parmi tous les courants artistiques, l’expressionnisme est le plus difficile à analyser. Fondé sur le rejet total de la narrativité et figurativité, il ne nous laisse que trois éléments pour sa compréhension et évaluation : la couleur, la texture et les contours, visant à susciter des associations chez le spectateur, à entrer en résonance avec lui. Plus l’émotion est forte et profonde, meilleure est l’œuvre. Dans ses cas sublimes, l’expressionnisme produit – consciemment ou inconsciemment, volontairement ou involontairement pour l’artiste – un miracle de l’instantanéité de l’effet artistique : devant une conglomération de taches de peinture on respire l’humidité d’une grotte, et devant un mur monochrome, on se trouve tout à coup sur une rive de la mer d’azur.

L’expressionnisme jouait un difficile jeu avec les universaux de la perception humaine (la couleur du ciel bleu ensoleillé nous réjouit, la couleur du sang dérange, etc.), en s’efforçant à la fois de les exploiter et surpasser. Or, c’est quand même avec un objet, idée ou état, dont le spectateur a eu dans sa vie réelle, que cette impulsion artistique résonne.

Image à la Une © Afro with his cat Louis, 1958. Photo: Sanford Roth © Lacma Scala Archives.

Nikita Dmitriev

Critique d’art basé à Paris, il écrit pour de différents périodiques: Code South Way, Inferno, Point Contemporain, etc.

Be first to comment

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.