Mycophiles !

La moisissure comme substrat de création.

« Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue (…)
Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ; elle donne froid, elle est
humide dans le nez. »
Balzac, Le Père Goriot[1].

            Filandreuse, croissante et puante, broderie mousseuse constituée de microcosmes veloutés et longs filaments poudreux, on la traque, on la guette, on s’en méfie : la moisissure, synonyme de pourriture et de putréfaction, à priori, n’a guère de beaux jours que sur certains fromages d’Auvergne à corolles blanches et bleues. Fléau des œuvres d’art, des bibliothèques et des monuments historiques, les moisissures suscitent appréhension, dégoût, et les traitements pour s’en défaire – tant préventifs que curatifs – sont nombreux. Là, une reliure de cuir est rongée par la fautive ; ici une toile de maître est recouverte d’un fin tapis jaunâtre, tandis qu’un stock d’archives oubliées s’imbibe progressivement de cette lèpre gourmande. La moisissure est cela même qui s’accumule, se développe, se démultiplie, et par extension génère prolifération, territoire et étendue. On comprend donc que Michel Blazy, dont le travail plastique repose pour l’essentiel sur un système laissant les moisissures pulluler et accomplir leur propre développement, ait utilisé ce curieux phénomène comme matériau de création à part entière. Son processus de création tripartite – installation, floraison, moisissure – offre alors au moisi toutes ses lettres de noblesse. Les sculptures et installations de l’artiste, composées de matériaux organiques et périssables, s’orchestrent autour de la décomposition de la matière, et déjouent ainsi l’économie du marché de l’art tout en remettant en question le statut de  l’artiste qui délègue son savoir-faire au profit d’une moisissure autonomisée. Par ailleurs, au regard de ces formes progressivement détériorées, la matière même des créations de Michel Blazy semble entrouvrir un nouveau territoire de compréhension et de lecture de l’œuvre d’art en tant que telle.

Michel Blazy est loin d’être un cas isolé : entre la fameuse salade d’Anselmo[2], les aliments gâtés de Klaus Pichler[3], les micro-organismes d’Antoine Bridier-Nahmias[4], les time-lapses de Nick Lariontsev[5], ou la cuisine de Marie Lexmond[6], aujourd’hui de nombreux artistes accordent un intérêt tout particulier à la matérialité de la moisissure, en considérant les formes corrompues, les matières évolutives et les couleurs avariées qu’offre le chanci. Au delà de leur fascination pour ces organismes autonomes qui rongent, grignotent, et détruisent, ces artistes interrogent aussi la pérennité de leurs créations éphémères vouées à ne perdurer que sous forme d’archives filmées ou photographiées. Exposées au public, ces œuvres odorantes et moisies sont en effet très rapidement démontées et jetées. Pour exemple, en 1997, la série Majestic Splendor de Lee Bul, constituée d’une centaine de poissons ornés de perles brillantes et de bijoux dorés, fut retirée en urgence du Musée d’Art Moderne de New-York en raison des moisissures et putréfactions malodorantes. Il en fut de même pour l’amphithéâtre porcin de Jan Fabre présenté en Belgique en 2000 lors de l’exposition Over The edges, et qui consistait à recouvrir de jambon les colonnes cylindriques de l’amphithéâtre de l’université de Gand. Ce recouvrement aux faux airs de marbre antique ne put être conservé pour la durée initialement prévue, en raison des moisissures pestilentielles attirant mouches, vermines et parasites. Caractérisée par une certaine brièveté et un aspect provisoire, l’œuvre en proie aux moisissures ne laissera donc aucune trace directe sur l’espace puisqu’inscrite dans l’environnement de manière provisoire. Nous pouvons nous interroger sur la nécessité qui amène ces artistes à créer des œuvres inéluctablement vouées à une mort en bas âge.

          Lee Bul          Jan Fabre

Parmi le florilège d’artistes ayant conservé une trace de l’existence de leurs créations éphémères et moisies, citons ici l’étrange vidéo chronophile de Sam Taylor Wood, Still Life, qui présente le processus d’une décomposition de fruits à travers son accélération filmée en 3minutes 44. Le film s’ouvre sur une composition de fruits juteux, puis, de façon presque imperceptible la lumière change, l’image se met en mouvement, entrainant les fruits dans les strates successives de la décomposition. De ces fruits mûrs, symboles de vie, à la fin du film, il  ne restera qu’une masse informe, racornie et grisâtre.

          sam_taylor_wood_still_life_one          sam_taylor_wood_still_life_two

Retenons également les fascinantes photographies de la série After Effects, de Daniele Del Nero. Cet artiste italien réalise des maquettes d’habitations chimériques recouvertes par les moisissures et la décomposition. Fabriquées en papier, puis humidifiées et parsemées de farine avant d’être stratégiquement entreposées de manière à favoriser l’apparition de moisissures, ces étranges reliques architecturales, fragiles et branlantes, évoquent une terre désertée et en perte, entre fin du monde et memento mori. A travers ces créations, nous songeons bien entendu aux villes fantômes situées près de Tchernobyl ou Fukushima, véritables tombeaux contaminés, dans lesquels pourtant, la nature reprend ses droits, comme elle le peut.

Dans cet esprit post apocalyptique, retenons enfin la création moisie, Facades, de l’artiste contemporaine Johanna Mårtensson qui considère la moisissure comme un symbole du temps destructeur. A partir d’un paysage urbain sculpté dans un aliment symbolique, le pain, Johanna Mårtensson anticipe la déliquescence du monde et les étapes successives de son déclin. Ses buildings en mie, photographiés pendant plus de 6 mois, à différents stades de leur dégradation, deviennent progressivement un tas de ruines, un amas tordu, masse informe, sombre et velue : restes d’une œuvre moisie, ne valant guère plus qu’un quignon de pain.

De toutes ces vanités modernes, éphémères et invendables en l’état, la moisissure reflète notre condition humaine et dans un bruissement lointain, elle semble nous chuchoter « Souviens-toi que tu es né poussière et que tu redeviendras poussière[7] ».

Image à la Une : « Le Grand Restaurant » Michel Blazy / Frac Ile-de-France / Le plateau.


[1] Honoré de Balzac, Le Père Goriot, 1835.
[2] Giovanni Anselmo, Sans titre, 1968, sculpture constituée de deux blocs de granit maintenus ensemble par une salade. Lorsque celle-ci moisit puis se décompose, elle rompt l’équilibre précaire de l’installation remettant ainsi en question la pérennité de la sculpture traditionnelle.
[3] La série photographique One Third de Klaus Pichler interroge les disparités Nord-Sud et la faim dans le monde à travers la beauté d’aliments moisis.
[4] En modifiant les niveaux d’oxygène, de lumière et les températures dans des espaces clos, l’artiste Antoine Bridier-Nahmias fait croitre les différentes moisissures de son projet Magical Contamination.
[5] En 2015, le photographe russe, Nick Lariontsev à l’aide du procédé time-lapse, et avec un zoom extrême, a réussi à capter les évolutions de moisissures microscopiques, transformant celles-ci en étranges paysages.
[6] Jusqu’en mars 2016, au Van Abbemuseum de Eindhoven, au Pays-Bas, une cuisine reluisante tout droit sortie d’une publicité pour produits ménagers est laissée en proie aux éléments. Pendant six mois, les visiteurs ont eu l’occasion de fouler le sol jaune de la cuisine et de toucher tous les éléments qui s’y trouvaient, favorisant le développement de tout un tas de germes indéterminés. Le lieu étant dépourvu de toit, l’installation a même été exposée à la pluie, transformant la cuisine immaculée en un vestige de saletés, souillures et moisissures diverses.
[7] Genèse II, v.19.
Lolita M'Gouni

Agrégée en Arts Plastiques et Docteur en Arts et Sciences de l’Art de l’Université Paris1-Panthéon-Sorbonne, Lolita M’Gouni se fait également connaître sous l’appellation « LMG Névroplasticienne ». Elle collabore avec les Éditions Carnet d'Art depuis mars 2016.

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