Notes Silencieuses
Il existe trois façons d’appréhender un festival comme les Nuits Sonores. La première, artistique. Donner son avis sur la programmation, encenser tel ou tel groupe, tel ou tel DJ set, décrire les mouvances électro, les critiquer au passage, parce que sinon tout cela n’aurait aucun intérêt. La presse musicale fait ici preuve d’une grande virtuosité, mettant tout son savoir au service de son analyse, toujours impartiale, cela va de soit. La deuxième, culturelle. Une vision un peu plus institutionnelle de l’évènement, mettant l’accent sur l’aspect novateur, sur l’attractivité d’une telle manifestation, sur le poids et l’aura culturelle, indispensable à la cohésion sociale. Et enfin, la troisième, sociale, ou plutôt expérimentale. Elle n’apparaît nulle part, ne sera pas immortalisée, contrainte aux champs des expériences individuelles. Le point de vue des festivaliers est ici à l’honneur. Ont-ils vraiment écouté la musique ? Sont-ils venus par fidélité et amour pour un artiste ? À vrai dire, cela n’a aucune foutue importance. La finalité étant de savoir quelles rencontres ont été importantes, quelles soirées resteront mémorables, combien de litres d’alcool ont été ingérés avant que tout ne se dissipe, quelles drogues et combinaisons de psychotropes sont les plus judicieux pour passer un bon moment, dans le chaos des basses qui agite cet océan de chair humaine.
Ce que je m’apprête à vous décrire, n’entre dans aucune de ces catégories. Élitisme pour certains, tentative maladroite d’existentialisme pour d’autres, ou bien simple sursaut d’orgueil… Il y a sans doute un peu de tout cela à la fois. Mais après tout, ce que j’écris n’a absolument aucun intérêt. Je pourrais dire que je déteste l’électro, que je hais ma génération, que je préfère le classique et l’amour de mon prochain… Oui, je pourrais vous mentir à chaque ligne. Je pourrais aussi dire, sans trop me tromper, que nous essayons chaque jour, dans la musique, dans l’amitié, la fidélité et tous à notre manière, d’être mystifiés.
Pense ou Danse.
Le sifflement lointain du tram résonne quelque part dans le tunnel, immuablement sombre et opaque malgré la chaleur estivale ; et ce soleil jaune et implacable, qui vient blanchir les façades muettes des immeubles. Accrochés à certaines fenêtres, des drapeaux tricolores pendent tristement au-dessus des passants, laissant croire que la nation toute entière s’apprête à fêter l’évènement. Pourtant, ces bannières ne sont pas là pour célébrer l’union électronique d’une génération ; elles rappellent, comme une aiguille, l’issue du dernier vote européen. Quelques balcons arborent fièrement le slogan « La Manif pour tous ». Nous sommes au lendemain d’une fièvre populiste, mais l’heure n’est pas à la discussion politique, c’est une clameur sourde, emplie des échos de basses tonitruantes qui viendra, ce soir, nous faire oublier notre avenir, qui essaiera de nous réunir encore une fois.
Assis sur les planches inconfortables de l’arrêt, je commence à somnoler. L’atmosphère est chargée des odeurs sulfureuses de la ville, des odeurs innombrables que je ne parviens pas à discerner correctement. De ce tumulte extérieur, je n’entends que ce sifflement lointain. Le tunnel est une bouche sombre, humide et sans fond, dans laquelle mes yeux se jettent afin d’apercevoir le ver métallique surgir de ces entrailles. Mais rien ne se passe. Ce n’est qu’un grondement, comme le gargouillement acide et guttural qui s’échappait des lèvres de la fille que j’avais laissé devant le bar quelques heures plus tôt. Il est neuf heures du matin, l’écran numérique affiche encore huit minutes d’attente. Comme dans toutes les grandes villes, le temps est ici mesuré, quantifié, chronométré. Lyon n’échappe pas à la règle. Je me sens bien, en sécurité au milieu de ces secondes, minutes et heures qui s’égrainent. Elles s’écoulent et je me fige, notre entente est paisible. Depuis quelques semaines, trois peut-être, le temps me semble une notion assez vague, indistincte, se fondant sans difficulté dans le cycle des jours et des lunes. Je sais pourtant que cela ne peut durer. Ce sifflement, le brouhaha des badauds autour de moi, le décompte solennel qui me surplombe ; tout est là pour me rappeler à la réalité, ou du moins à cette fièvre qui va bientôt secouer les artères de la ville.
Ce soir, les Nuits Sonores vont faire trembler l’asphalte et les carcasses de milliers de festivaliers. De cette secousse tant attendue, je ne perçois pour l’instant qu’un cri assourdi, tout juste un murmure, celui des chiffres qui défilent. C’est ce langage binaire que des milliers d’âmes impatientes veulent entendre, comprendre peut-être, mais surtout vibrer sur les assauts des pulsations électroniques de la musique. Elevées, lancinantes, profondes ou désincarnées, peu importe, l’essentiel étant que ces pulsations nous amènent à l’état de transe, avec ou sans l’aide des bonheurs synthétiques. Je vois dans les regards de certains l’attente, j’entends dans les conversations d’autres l’enthousiasme. Ils veulent cette musique, ils veulent s’y abandonner, s’oublier sur les accords Deep-House, Hard-tech ou autre électro psyché. Je comprends leur engouement, leur effervescence, car je m’apprête à faire la même chose, et ce durant les quatre prochains jours.
L’Ancien Marché de Gros, où aura lieu la première soirée d’ouverture du festival, dans le quartier de la Confluence, est encore désert. Barricadé de toute part, cerné par une armée d’agent de sécurité et de bénévoles aux gilets jaunes criards, le quartier semble encore figé dans un état de latence, à demi conscient du fourmillement frénétique qui viendra bientôt marteler le pavé surchauffé. Je sors hagard du tramway et me dirige vers l’Hôtel de Région, monstre vertigineux d’acier et de vitres qui se dresse à l’entrée du nouveau pôle économique et culturel de Lyon.
La rénovation et la réhabilitation de la Confluence a été achevé il y a à peine trois ans. Situé à l’extrême Sud de la presqu’île de Lyon, ce quartier a connu un lifting surprenant ; tout y est démesuré, lisse, épuré. Mes années d’études dans cette ville me paraissent encore plus lointaines face au changement radical qu’a subit cet endroit. À cette époque, cette portion de la ville était largement réputée pour ses quartiers défavorisés, ses immeubles délabrés et ces squats, où la prostitution et le marché des amphets représentaient le seul véritable centre des affaires. Redorer l’image de la capitale rhônalpine en s’attaquant à un chantier de cet envergure est une idée judicieuse, un vœu pieux des institutions pour rendre attractif un quartier entièrement repensé. Aussi, organiser une manifestation de l’ampleur des Nuits Sonores, dans un endroit souvent critiqué pour son côté artificiel, devient alors un symbole, une tentative pour humanisé un lieu oublié.
Pour ce qui est de la vie, l’illusion est parfaite, mais me donne la désagréable impression d’évoluer au milieu d’un centre de remise en forme à ciel ouvert. Je me glisse dans le sillage d’un cortège de jeunes journalistes et m’engouffre avec eux dans le bâtiment. L’air ventilé, et trop pur de la climatisation me donne un peu la nausée. Un agent de sécurité me regarde d’un œil suspicieux, j’enlève mes lunettes et lui présente négligemment mon badge presse qu’il inspecte sans s’impressionner. En regardant autour de moi, je comprends que je ne suis en rien un privilégié. La plupart des personnes présente dans l’immense hall d’accueil ont au moins trois ou quatre badges différents enroulés autour du cou. La scène a quelque chose d’irréelle ; une cohue d’officiels, de représentants de presse et de bloggeurs / teuffeurs qui s’agitent dans tous les sens, allant et venant entre les bornes d’accueil, les speed-meetings, les stands professionnels et institutionnels. Ils ont l’air occupés, sûrs de leur destinations, de leur intentions, et des interviews s’improvisent aux quatre coins du gigantesque accès central. Je ne connais personnes, ne reconnais personne, et vérifie un peu gêné l’état de fonctionnement de mon magnétophone. Une grosse peluche surplombe l’appareil, et je souffle discrètement dessus pour enlever la poussière. Les autres sont équipés de Smartphones derniers cris, et je les entends pianoter frénétiquement sur leur écrans tactiles, tweetant leur dernier entretien, instragrammant ou snapchappant tous ce qui se passe. Je fourre le magnétophone dans ma poche et remarque que j’ai oublié de recharger mon téléphone. Je rentre les épaules dans ma veste en cuir et me dirige d’un pas rapide vers la salle de l’assemblée où aura lieu la première conférence.
« Le rôle de la culture dans la construction des villes de demain ». Un titre pompeux à souhait pour mes premières heures dans l’European Lab ; le work in progress organisé en parallèle du festival par la ville de Lyon, et censé donner une ampleur européenne à l’évènement. Les conférences s’enchainent tout l’après-midi et j’essaye de me fondre dans la masse. Je m’octroie une petite pause déjeuner aux abords du canal, assis en plein soleil au milieu de la foule. Le pari a plus ou moins été relevé, et la sensation de plénitude qui flotte dans le quartier high-tech de la Confluence me paraît presque réelle. 16h30, dernière conférence. La salle de l’hémicycle est immense. Nous avons chacun un petit pupitre, lisse et assez large, avec traducteur à oreillette intégré. Rien n’a été laissé au hasard, tout est très propre et fonctionnel. C’est assez reposant de se laisser bercer par les conversations d’économistes et d’architectes reconnus, dans cet espace lumineux et correctement chauffé. Après une heure et demie de conférence, la salle se vide doucement, des cafés sont distribués et tous attendent avec impatience l’inauguration des Nuits Sonores.
Couvrir un festival avec en prime un buffet à volonté est toujours plus agréable. Avant l’ouverture, j’en profite pour me ravitailler en cigarettes et passer quelques coups de fils afin d’organiser la suite des hostilités. La Maison de la Culture est envahie à 19h30. Quelques discours, quelques applaudissements, des promesses de réussite et de pérennité, le tout rythmé par le tintement un peu mou des coupes de champagnes en plastique. L’inauguration s’est en définitive très bien passée. L’impression de faire parti d’un grand engrenage bien huilé ne me quitte pas jusqu’à mon arrivée chez un ami, où les discussions sont ici bien loin des préoccupations culturelles auxquelles je viens d’assister.
Nous avons tous entre vingt et vingt-cinq ans, et sommes donc assez expérimentés pour comprendre que la nuit risque d’être longue et mouvementée. Nous sommes là pour ça. Les verres s’enchaînent à une cadence soutenue dans une ambiance résolument joyeuse et conviviale. Je ne m’aventure dans aucun pronostic, me contentant d’hausser les épaules lorsque l’on me demande mon avis sur tel ou tel artiste. « Je suis ici pour voir Darkside, j’aime bien le son de Nicolas Jaar, même si je préfère son dernier album » dis-je à chaque fin de phrase. À vrai dire, j’ignore totalement qui sont les autres DJ de la soirée. C’est là toute la subtilité de ce genre de festival. Les artistes sont tellement nombreux sur la scène électro, leur renommée est tellement volatile qu’il est indispensable de choisir à l’avance son artiste et de s’y tenir sans broncher. Je pense que mon choix fait l’unanimité. Nicolas Jaar est assez connu et sa musique assez psyché et originale pour donner à mon obstination un aspect critique de connaisseur.
Au bout de deux heures, nous sommes tous assez imbibés ou camés pour nous mettre en route. Le métro est bondé de jeunes fêtards surexcités. À chaque arrêt, c’est une nouvelle vague de corps et de cris qui s’engouffre dans les wagons. Nous nous tassons les uns contre les autres, les visages sont souriants, un peu rougis par l’alcool, les sourires sont sincères, un peu tremblants par l’acide. Arrivés à la gare Perrache, c’est en formation serrée que nous nous dirigeons vers l’Ancien Marché de Gros ; une horde tonitruante qui s’élance à la conquête de cette usine désaffectée. L’ambiance à quelque chose de mystique, telle une invasion que rien ne peut arrêter. Les accords profonds des beats viennent déjà bourdonner à nos oreilles alors que nous passons devant l’Hôtel de Région. De nuit et sous acide, la physionomie des lieux est totalement différente. L’immense monstre d’acier semble endormi, plongé dans un coma laiteux malgré l’agitation qui croit de minutes en minutes. Mais l’engouement presque animal qui anime les centaines de festivaliers se voit vite réfréné à trois cents mètres de l’entrée.
Premier barrage sécurisé, un boyau de barrières métalliques dans lequel nous venons nous agglutiner comme une bande de têtards apeurés. Vérification des places, serpentins interminables et impatience presque palpable. L’envie et l’ivresse sont néanmoins toujours présentes, et nous passons sans encombre. Cent mètres plus loin, deuxième barrage. Nouvelles vérifications, premières confusions, la moitié du groupe s’est déjà dispersée, perdue dans la foule qui piétine sous la lumière jaune des lampadaires. Un de mes amis reste en retrait, cherche les autres, je continu mon chemin, lui promettant de l’attendre à l’entrée. C’est sans compte le troisième et dernier point de contrôle. Je me retourne et ne reconnais aucun des visages qui avancent dans ma direction. Une dernière vérification, fouille des sacs et des vêtements. Le côté underground du festival est sans surprise relégué au deuxième plan. Le côté hangar poussiéreux et boueux donne encore l’illusion d’une alternative sauvage, mais le parcours fléché et les bornes de retrait rappelle le poids écrasant des institutions et de l’énorme machine du Grand Lyon, caché sans réel soucis de discrétion derrière la fausse salissure des balustrades. Après encore dix minutes d’attente je parviens enfin à pénétrer dans l’enceinte. Deux immenses portes me font faces. Hall 1 & 2 à gauche, Hall 3 à droite. Je me dirige sans hésiter vers ce dernier, percevant à travers les vrombissements de la tôle, les accords psyché de DarkSide. Une pinte à la main, je me faufile à travers la foule jusqu’à une distance raisonnable de la scène, mais assez proche des enceintes pour sentir mon diaphragme se contracter à chaque note.
Nicolas Jaar est à la hauteur de mes maigres espérances, ils en brisent même les limites. Son électro profond, aux accents parfois tropicaux font vibrer les âmes inconsistantes autour de moi. Tout s’enchaîne alors très vite, je ne sais plus quelle heure il est. La foule crie, éructe, change de hall, s’empresse vers le bar entre deux sets puis le déserte dès que les éclairages illuminent de nouveau les mains diaphanes des artistes qui courent sur les platines. C’est dans un état de semi-conscience que j’écoute les autres performances électroniques. Des noms tel que Kosme, Black Luna ou encore Legowelt viennent flotter dans mon esprit, sans parvenir à s’y accrocher. Ils jouent tous ici ce soir, ce sont eux les chefs d’orchestre de la folie ambiante ; des chefs d’orchestre fantomatiques qui augmentent à grande vitesse la tachycardie des spectateurs.
Il ne fait pas encore jour quand je sors de l’entrepôt et ma main tremble quand je compose le numéro d’un ami qui surgit à peine vingt secondes plus tard derrière moi. Je ne comprends pas ce qu’il me dit tant mes oreilles bourdonnent. Je le suis simplement vers le métro et repasse avec une centaine d’autres fantômes dans cet étroit tunnel que j’avais contemplé des heures, des siècles auparavant. Je me retrouve sur le pont de Fourvière, entouré par je ne sais quel miracle, des autres personnes présentes durant le before, puis rejoins au bout de dix minutes par une vingtaine d’autres. L’aube se lève doucement, nous trainons quelques temps sur les quais, discutant du concert, de nos rencontres, recherchant qui pourrait encore bien avoir une cigarette. À huit heures et demie du matin, je quitte la troupe qui semble se mouvoir vers un parc ou bien vers un obscure after dans un appartement. Je les salue de la main mais personne ne semble remarquer mon départ, et le froid étouffe mes derniers au-revoir au fond de ma gorge.
Nous étions tous aux Nuits Sonores, rassemblés par la musique et la fête, isolés dans notre perception du temps et des autres. À la fois unis par cette volonté d’abandon, et solitaires dans notre quête effrénée de plaisir, dans notre tentative pour voir encore une fois le jour se lever, en compagnie d’une jeunesse qui n’ose plus rêver.
Oui, nous étions ensemble aux Nuits Sonores, ou du moins, j’y étais.