Face au vide, c’est-à-dire à la violence et au non-sens, la parole peut sacrifier le sens, et se fondre dans la musique.
Le spectacle commence dans le noir complet, par de menus coups de cymbales feutrés. Puis une bulle de lumière chaude fait apercevoir un percussionniste (Jean-Christophe Feldhandler), côté cour. Peu à peu apparaissent les voix : Jean-Luc Raharimanana, habillé de noir, en fond de scène, et Géraldine Keller, vêtue de rouge, prostrée contre le sol derrière une forêt de pieds de micros qui semblent l’avoir enfermée dans un cachot. Enfin, côté jardin, Tao Ravao, entouré d’instruments à corde variés, guitares, mandolines, dont le son est amplifié et parfois transformé. Ces guitares sont accrochées à de belles planches de bois ouvragées, sans doute venues de Madagascar.
Le grand plateau au sol noir où les artistes se trouvent placés tous les quatre isolément empêche que ces couleurs et ces figures (les instruments de musique, les percussions, les micros et les corps) s’articulent pour déterminer l’espace d’une narration. Se développe alors non pas une histoire, mais une performance musicale. L’esthétique théâtrale est réduite à presque rien. Ainsi, le motif des micros enchevêtrés est intéressant, mais il n’est pas tant figuratif que symbolique. Aucune action, aucun nœud dramatique ne vient changer ce symbole (l’annihilation de l’humain par la violence) en une perception imaginaire concrète (un cachot), ni n’engendre chez le spectateur l’apparition d’un personnage (une femme en rouge) dont il voudrait connaître le destin.
Mais l’auteur n’a pas l’intention de faire du théâtre. Il s’explique ainsi : « J’ai voulu être oiseau, observant la terre des hommes, témoin des migrants flottant en mers et océans. (…) De cette violence du monde, de ce fracas et de ce bruit, plier matière pour faire musique et poésie. Et rester debout. » Il origine son art dans la tradition vocale malgache du tromba – « une métamorphose de douleur en vaste éblouissement, une métamorphose de la voix dans les nœuds de la musique, un univers qui s’ouvre, face au vide ». Des mots pour définir quelque chose qui va au-delà du blues et du jazz noirs américains – formes musicales – pour y intégrer l’exercice de la parole, non pas dans le chant ni la chanson mais dans la scansion, la déclamation – formes verbales.
En ce sens, il cherche à inscrire ses phrases inspirées, souvent hermétiques (comme par exemple : « les mots lents à tant de vents les mots sans l’auvent des ans ») dans la pâte musicale que produisent ses trois compagnons (cordes, percussions, chant). Tout son corps est traversé de sa parole, ce qui le conduit à sautiller et s’agiter souvent, avec beaucoup de mouvement mais sans expressivité. Le verbe est expressivité à lui seul et les mouvements du corps de Raharimanana sont ainsi du même ordre que les mouvements du corps des instrumentistes : des gestes dont la nécessité est d’incorporer l’interprétation musicale (comme lorsqu’on voit un pianiste se pencher sur son clavier, se relever, inspirer, fermer les yeux…).
Il s’ensuit que cette parole n’est pas très intelligible, et que la logique du concert a tout absorbé. La musique est excellente, elle justifie la soirée. Elle porte à elle seule tout le spectacle. Elle s’en approprie tout le caractère et la beauté. La parole y apporte une ligne musicale de plus, avec cependant cette contradiction désagréable et têtue que le verbe n’est pas uniquement signifiant mais aussi signifié.
Il y a en effet contradiction, ou pour le moins une incohérence, à vouloir dissoudre le verbal dans le musical et pour autant lui conserver une fonction signifiante. La musique ne dit rien. Personne n’a jamais saisi le sens exact d’une phrase musicale, parce qu’il n’y en a pas. En revanche la musique, pur agencement de formes, sonde profondément nos cœurs, de ce fait même qu’elle est une énigme. De sorte que, dans le spectacle qui nous occupe, les effets musicaux interfèrent avec les effets poétiques. Car les formes qui font la musicalité d’un poème sont d’une autre nature, puisque dans un poème le signifiant et le signifié sont aussi inséparables que dans le signe linguistique – les deux faces d’une même pièce de monnaie.
Il y a par exemple des moments supposés comiques, d’autres supposés accusateurs, etc., petites résurgences de moments dramatiques. Dans un tel dispositif, ils tombent plutôt à plat, car d’abord il est difficile de comprendre tout, et parce qu’ensuite le rythme concertant fait que l’on passe à autre chose. Lorsqu’on s’attarde sur un thème, ce n’est pas pour l’approfondir, mais pour en répéter des variations (du côté de la musique et non de la poésie – on est loin des mille nuances de sens d’un chapelet d’alexandrins de Racine).
Est-ce Georges Brassens ou Claude Nougaro qui disait de Victor Hugo qu’il était un merveilleux joueur de tam tam ? Un poème est un morceau de tam tam à lui seul. Un poème intériorise la musicalité, il a ses hauteurs, ses timbres, son rythme, ses couleurs. Tout cela est un agencement très délicat que la musique instrumentale et même le chant lyrique ne peuvent pas respecter. Ils l’emportent sur leur passage. Certes, la mélodie française et le lied font exception, mais c’est précisément par inféodation, dans ces formes particulières, de la musique à la poésie. Encore arrive-t-il qu’un chanteur d’opéra à la voix trop puissante bouleverse ce rapport et dénature le genre de la mélodie.
Jean-Luc Raharimanana met sa voix en concurrence avec une matière musicale plus puissante qu’elle. Géraldine Keller s’inscrit mieux dans l’harmonie, de part sa voix très étudiée et maîtrisée, et aussi par une présence de comédienne. Mais si le poète, pour exister dans cette performance, accepte de se rogner les ailes, s’il accepte de sacrifier la parole à la musique, s’il assume la réduction du signifié aux grandes abstractions (« Mondialisation. Monde fait aliénation. »), au profit d’une transe musicale dont le public pourrait partager les effets cathartiques, alors pourquoi pas ?
Mais alors se pose la question de la disposition de la salle et de la réception du public. La transe performative n’est pas une représentation (théâtrale) ni une audition (musicale). Elle est une action débordante, dont l’effet produit une contagion. Comme dans certains concerts ou dans les « rave party », ne faudrait-il pas que le public soit debout et partage la transe ? Ne faudrait-il pas faire cercle autour des artistes ? Une salle avec son plateau et ses rangées de sièges en gradin, presque une salle de cinéma, n’est-ce pas périmé pour ce théâtre d’art qui cherche à expérimenter le tutoiement des limites entre les genres ? L’expérimentation perd à se donner en spectacle là où il faudrait qu’elle se donne en partage.
Théâtre musical écrit, mis en scène et interprété par Jean-Luc Raharimanana, avec Géraldine Keller (soprano lyrique), Tao Ravao (compositeur et poly-instrumentiste) et Jean-Christophe Feldhandler (compositeur et percussionniste). À voir :
- Au Théâtre Studio d’Alfortville les 20 & 21 avril 2018,
- Au Festival des francophonies en Limousin les 30 septembre et 01 octobre 2018.
Image à la Une © Madagascar Musiques.
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