Place des héros

Le choc théâtral.

Krystian Lupa, un des plus grands maîtres du théâtre européen, signe une mise en scène précise, fine et belle de Place des héros, un texte de Thomas Bernhard, qui interroge sur ce qu’est une nation aujourd’hui dans des sociétés modernes qui semblent se précipiter « dans la religion des médiocres ».

Alchimie avec Thomas Bernhard.

Écrivain et dramaturge autrichien, Thomas Bernhard a créé Place des Héros en 1988 pour la célébration des 50 ans de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne ; la pièce créa un véritable scandale (indignation des politiques, insultes, boycott, etc.).

Nous sommes au lendemain du suicide du Professeur Josef Schuster qui s’est jeté par la fenêtre sous les yeux de la jeune bonne Herta. Dans l’appartement quasiment vide de ce dernier, ne reste plus que quelques cartons qui devaient partir pour Oxford, de grandes armoires et quelques effets personnels. Démesurément grande, la fenêtre devient à la fois un lieu d’obsession, de crainte sur le monde voire un lieu mystique qui ne fait qu’accroître le propos et le sentiment d’omniscience des morts parmi les vivants. Durant le premier acte, Herta et Madame Zittel, gouvernante et confidente du Professeur, sont comme en suspend dans un temps qui semble être à la fois celui du passé, du présent et du futur – un futur, que l’on sent presque déjà anéanti. C’est le temps de l’exposition, de l’installation, de la parole, du cheminement de la pensée, supporté par deux puissantes actrices, qui s’étire sans que jamais l’attention ne se relâche malgré les ressassements dans l’écriture de Thomas Bernhard.

Faille temporelle.

Par l’intelligente intégration vidéo de Krystian Lupa dans l’espace scénique, on quitte l’appartement pour se retrouver dans le parc jouxtant la Place des Héros, après l’enterrement du Professeur Schuster, avec ses deux filles, Anna et Olga, et l’oncle Robert.

C’est une vraie faille situationnelle et temporelle qui s’installe alors. Les membres de la famille parle de leur histoire, mais est-ce vraiment la leur, est-ce la nôtre ? On parle de la protestation qui appartient à la génération suivante, de l’abrutissement des peuples, de responsabilité commune – aussi bien individuelle, politique que médiatique –, de la construction d’une route comme une métaphore du laisser-faire. Tous les sujets et problématiques ont une cruelle contemporanéité sur la montée des nationalismes ou sur le manque de vision à long terme ; mais renvoie également à l’Histoire avec les conflits du XXème siècle ou l’inquisition menée par l’Église par exemple.

Cette faille se poursuit durant le repas familial du dernier acte où toute l’hypocrisie du monde est avancée. On souligne aussi la performance de la mère, veuve du Professeur Schuster que l’on sent comme habitée, en transe quand elle entend ces voix, ces bruits tonitruants qui l’obsèdent, de l’arrivée d’Hitler ce 15 mars 1938 à Vienne juste avant une fin esthétiquement magistrale et glaçante.

Krystian Lupa réussi à déployer des propos, des idées, de la matière qui pourraient se passer à n’importe quelle époque, dans n’importe quel pays européen. C’est ce que l’on peut nommer à juste titre une parole universelle. Sublime.

Place des Héros, par Krystian Lupa. L’Autre Scène du Grand Avignon – Védène, à 15h, jusqu’au 24 juillet à 22h. Durée : 4h20.

Photographie à la Une © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon.

Kristina D'Agostin

Rédactrice en chef de Carnet d'Art • Journaliste culturelle • Pour m'écrire : contact@carnetdart.com

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