L’éclosion d’une nymphe sortie des ténèbres.
Novembre 2014. France. Annecy. Petite salle de Bonlieu Scène nationale.
Rideau fermé. Le public entre. Il s’installe en attendant le début du solo de danse chorégraphié par le monumental Jan Fabre.
Comme à chaque fois avec cet artiste éclectique, je ne sais évidemment pas à quoi m’attendre.
Les lumières s’éteignent.
Trois cents personnes sont plongées dans le noir.
Je peux entendre le bruit du glissement de l’ouverture du rideau, puis celui du son de l’orgue du compositeur Bernard Foccroulle.
Mes pupilles se dilatent, s’habituent à la nuit, je peux distinguer un volume au centre de la scène.
Mon odorat se met en branle. L’ouverture du rideau libère une odeur de fleurs fraîches. La scène prend possession de la salle.
Délicatement la lumière s’allume sur ce que j’imagine être une tombe recouverte de fleurs. L’esthétique est totale. Les fleurs bougent. Un corps féminin nait de cette couverture florale. Elle est là, c’est Annabelle Chambon. La danseuse fétiche de Jan Fabre. Elle est si belle, elle me fait peur pourtant. Elle s’échappe de cette tombe. La scène s’éclaire et se dévoile recouverte de ces fleurs. La danseuse déploie son corps, se réveille, naît, renaît, s’envole. Elle s’empare du plateau et rayonne dans un jeu chorégraphique organique. Je n’assiste pas à de la danse. C’est un corps. J’assiste à l’histoire organique d’un corps. Parfois d’une douceur à vouloir enlacer ma voisine, parfois d’une violence animale. C’est ça, je suis emporté dans une respiration d’une amertume douceur, d’une délicate violence. Je souris et respire avec le corps que je vis à quelques mètres de moi. Tout près, sur cette scène qui est devenue le champ de tous les possibles. Je pleure de douleur en croisant son regard qui me transperce. Les gouttes de sueur qui coulent de son front c’est moi, spectateur. Je suis lancé face à ma propre mort, face à ma propre naissance, ma propre jouissance, je me laisse emporter dans une profonde intimité et je suis pourtant rassuré d’être entouré d’autres spectateurs. Comme si je n’aurais pas pu supporter d’être seul face à ce spectacle. Parce que oui, c’est un spectacle, c’est un spectacle total que présentent Jan Fabre et Annabelle Chambon.
La danseuse joue avec les fleurs, elles sont son oxygène, sa nourriture, sa boisson, son objet de désir, de torture. Elle danse avec les fleurs et les fleurs dansent avec elles.
Je ne crois pas en Dieu en vivant ça. Je crois en moi. Je crois en l’Homme. Oui, l’Homme est le Dieu de l’Homme. Fabre signe une pièce humaniste. Chambon vit une vie complète en une heure. Juste le temps de rayonner sur le plateau, de s’enfermer dans la boîte en verre, de danser avec des papillons, de se créer un univers encore plus intime que le premier dans cette boîte en verre. Nue avec des papillons, la date de sa naissance en fond, la buée qui s’empare de la paroi. Elle dessine. Sans doute grâce à une pulsion humaine naturelle. Elle veut communiquer, je ne sais pas quoi. Elle veut me dire quelque chose. Je devine sur ses lèvres qu’elle me crie « I love you »… Oui c’est évident. Moi aussi je t’aime. Ne pars pas, n’éteins pas les lumières. Non… C’est encore trop tôt.
Nous avons rencontré Annabelle Chambon après la représentation. Quelques réponses pour éclairer la réception de cette création.
D’où vient cette pièce ?
La création date de 2005, en Avignon quand Jan Fabre était associé au festival.
C’est un corps qui émerge de la mort ou de la vie et qui y retourne.
Les fleurs, le côté très poétique et le corps qui évolue dans tout ça est l’idée de départ de Jan, c’est en réaction à la mort de ses parents.
Votre liberté là dedans ?
Ce spectacle n’est pas conçu comme une chorégraphie écrite de A à Z. C’est une sorte de performance. J’ai une ligne avec des jalons et dois passer à travers des états. Cela crée la dramaturgie mais les mouvements physiques ne sont pas écrits à proprement parlé. Au contraire des images qui sont très travaillées.
En tant que danseuse j’ai une très grande liberté. C’est assez rare pour le souligner et ça résulte d’une nécessaire confiance absolument entre Jan et moi.
Est-ce que cette performance est violente pour vous ?
Non, pas pour moi. Par contre je vais dans des domaines physiques extrêmes. Mon corps est maltraité, même si évidemment je ne me fais pas mal.
La réaction du public.
Je suis en véritable communion avec le public et je sens que ça touche vraiment le spectateur. Il faut un temps de digestion après ça. Il y a des références culturelles nous ramenant à notre propre mort, ou notre propre vie. Le seul endroit où ça a posé problème c’est à Taïwan. La culture est tellement différente que les spectateurs n’avaient pas les codes pour recevoir ce genre de spectacle.
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