Saison sèche

Quand les murs tombent, la Terre tremble.

Un choc.
Une évidence totale.
Un spectacle de la scène contemporaine qui bouscule.
Une proposition qui fait naitre un sentiment de révolution, ici et maintenant.

Les pièces de Phia Ménard commencent généralement sur des rythmes assez lents qui laissent le temps aux spectateurs d’évacuer tout ce qui peut parasiter l’attention et pour être disposé à l’écoute de ce qui va lui être proposé sur le plateau. Saison sèche s’inscrit dans cette ligne mais avec d’emblée une prise de parole de Phia Ménard elle-même, seule devant le rideau de scène, prenant le micro avec détermination tout en lançant posément ces premiers mots : « Je te claque la chatte ».

Cette phrase s’affiche comme un symbole ; une phrase parmi tant d’autres notées par la chorégraphe depuis des années. Ces autres mots sont évacués du spectacle mais ils ont existé et ont été jetés à la gueule de Phia Ménard : « Avec ce rouge à lèvres, je parie que ça va accrocher quand tu vas me sucer » (Rouen : sur la place du marché, par un des brocanteurs) ; « Mais quel beau bout de viande » (Bruxelles : Un homme de 30/40 ans qui [la] croise dans la rue) ; « Tu sens la vierge… je peux t’aider à changer ça ! Ha ha ha je vois dans tes yeux que t’as peur, ça m’excite encore plus, sale petite chienne… je vais te fourrer jusqu’à ce que tu ne puisses plus marcher » (Paris : Métro ligne 2, 18h [elle a] 13 ans, il a la quarantaine et [lui] chuchote ça dans l’oreille. [Elle a] tellement peur [qu’elle] est paralysée). Ces agressions orales, chaque femme a pu les connaitre dans une même ou autre mesure ; elles reflètent le pendant qui donne la nausée dans les relations hommes/femmes et tout à fait gratuites, elles sont presque d’une banalité ordinaire. Commençons par refuser cela.

Saison sèche reflète ce refus, cette domination historique et gratuite mais Saison sèche s’inscrit également dans une démarche beaucoup plus globale conduite par Phia Ménard et la Compagnie Non Nova. Les propos portés ici et maintenant se maillent dans un véritable combat qui prend corps, qui fait sens et qui résonne avec les autres pièces antérieures et/ou actuelles. Ces pièces sont liées au processus de recherche d’Injonglabilité Complémentaire des Éléments (I.C.E.) mené depuis 2008 ; ces pièces sont liées aux éléments : la glace, le vent, l’eau et la vapeur.

Saison sèche © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon.

Les éléments et autres.

Il est presque impossible de parler de Saison sèche comme un objet scénique unique – bien qu’il le soit totalement – sans aborder les autres pièces de « l’eau et de la vapeur ». Dans cette recherche en cours, s’inscrivent Belle d’hier et Contes Immoraux – Partie 1 : Maison mère.

Belle d’hier est un travail qui présente cinq femmes, cinq princesses, en train de casser l’image du prince charmant et qui entament métaphoriquement la grande lessive de l’humanité. Elles nous subjuguent par la force de l’engagement de leurs corps en plateau et racontent une partie des maux de l’humanité à laquelle les femmes sont confrontées. Dans Belle d’hier, un combat a été amorcé et il est presque laissé en suspens car tout ne peut, peut-être, pas être dit en une seule fois. La suite, « logique », s’inscrit alors dans Saison sèche avec, notamment, la démolition du patriarcat.

Cette démolition, Phia Ménard a commencé à lui donner une réponse dans Contes Immoraux – Partie 1 : Maison mère, une performance choc où elle interprète une Athéna version punk. En guerrière mythologique et futuriste, elle entreprend la construction d’une maison aux multiples symboles : berceau de la démocratie, refuge migratoire ou encore antre du patriarcat. Dès lors que nous acceptons de nous laisser emporter par cette proposition, les cheminements de pensée proposés sont tentaculaires et marquent à l’endroit de la mémoire et à celui de la chair elle-même.

Ces pièces de « l’eau et de la vapeur » interrogent et se placent dans un endroit qui n’est pas catégorisable, extrapolons vers un rapide « non genré » : on ne parle pas de théâtre, ni de danse, peut-être de performance et comme le catalogue le Festival d’Avignon, il s’agit peut-être d’indiscipline. Ce terme d’indiscipline peut tout à fait s’entendre d’un point de vue de communicant mais il n’en demeure pas moins problématique sur ces origines lexicales : dans indiscipline se retrouve disciple, et donc de disciple s’entend la « soumission à ». Cela pose une réelle question sur l’assimilation à un genre, en contradiction totale avec ce que Phia Ménard porte dans sa démarche et qui explose dans Saison sèche.

Il faut également souligner que Phia Ménard est en marge, en marge d’une scène contemporaine que l’on peut percevoir assez régulièrement comme convenue. Bon nombre de mise en scène, aussi belles et bien réalisées soient elles tendent à nous laisser sur notre « faim » car il manque presque de la matière. En cela, Phia Ménard se démarque donc complètement, elle-même et son équipe artistique bousculent sans aucune « peur » le « qu’en pensera-t-on ? ». Ici, il nous faut aussi citer la commande de l’Opéra Comique avec la création durant la saison 2017/2018 avec Et in Arcadia Ego. Lançons l’hypothèse qu’une bonne partie du public « habitué » de la structure a été chamboulée par cette proposition car Phia Ménard a elle-même clairement bousculé les codes dans ce bouleversant et somptueux voyage retraçant la destinée tragiquement belle, éblouissante et poétique d’une femme sur des œuvres de Rameau. Lors des saluts, musiciens/interprètes étaient largement ovationnés mais à l’apparition de la metteure en scène, des huées pouvaient jaillir, pourquoi ? Lançons une autre hypothèse : pour être sorti des conventions établies. Cela peut s’apparenter à une digression mais cela reflète également le contexte, dont nous spectateurs percevons et « devons » lire Saison sèche.

Phia Ménard est en train de conduire une révolution ici et maintenant, une révolution vitale et nécessaire, une révolution qui est motrice tout comme celles que peuvent porter Angélica Liddell, Maguy Marin, Romeo Castellucci, Rodrigo Garcia ou encore Jan Fabre pour ne citer qu’eux. Les codes, les frontières, les murs sont à bannir, à franchir ou à détruire. Cela Saison sèche le fait.

Saison sèche © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon.

Saison sèche : une partition vitale.

Le titre seul, Saison sèche, peut d’emblée renvoyer à la condition féminine, à la sécheresse vaginale, à la ménopause et en tirant encore le fil au refus des femmes d’enfanter quand ceux-ci sont destinés à aller faire la guerre : des Athéniennes pour Sparte aux femmes du Libéria prises dans la guerre civile.

Sans « mauvais » jeu de mots, Saison sèche nous met réellement une claque incroyable. Tout part, comme dit précédemment, de cette phrase : « Je te claque la chatte ». Une phrase qui aura une résonnance différente entre les femmes et les hommes et qui nous accompagnera durant le premier tableau de cette proposition : le prologue – Saison sèche étant construit en cinq tableaux, le prologue, la soumission, la naissance, le combat et l’épilogue.

Le prologue de Saison sèche se place dans une boite blanche qui représente métaphoriquement la maison du patriarcat. Cette boîte, cette machine immaculée, symbole de virginité dont la perspective ne permet pas de définir la profondeur, est dominée par un plafond qui monte et qui descend symbolisant la prégnance d’un contrôle patriarcal. Les sept interprètes se présentent tout d’abord face au public, écartant leurs cuisses, montrant leurs sexes mis à nu. Elles se meuvent ensuite dans des gestes qui sont hésitants, presque craintifs ou apeurés par une chose qui les dépassent. Dès lors que l’une d’entre elles arrive à dégager une force d’émancipation, le plafond s’abaisse comme un rappel à l’ordre. Dans leur lutte engagée, elles font corps, elles font groupe, pour arriver à se tenir droites. Mais rien ne semble y faire tant le plafond est pesant et les écrasent au sol. Un souffle nouveau est néanmoins en marche ; un souffle qui est matérialisé dans une matière uniquement sonore mais dont l’on peut percevoir les sensations sur nos peaux.

Dans cet élan amorcé, les interprètes entament leur autre naissance. En cercle, nues, elles semblent avoir évacuées la notion de peur. Chacune prend son doudou – résurgence infantile de l’assignation à un genre dès la naissance – et se macule le visage de peintures à la couleur blanche, violette, orange, bleue, rose, rouge et verte. Leurs faces recouvertes, elles tracent des bandes recouvrant leurs seins jusqu’à leurs bras comme pour ôter/effacer un genre. Dans cet esprit, elles recouvrent leurs sexes d’un rond noir pour masquer/dissimuler/transformer leur attribut féminin. Rejetant leurs doudous contre les murs, elles entament une ronde rituelle et entrent presque en transe. Une ronde qui fait écho et qui emplit la salle avec des sons qui résonnent sous les pas des interprètes, ce qui n’est pas sans rappeler ce même process déployé dans Contes Immoraux – Partie 1 : Maison mère. Guerrières à en devenir, leurs cris résonnent et elles jouent avec leurs entrejambes, avec le tintement de leurs boules qui vont rouler sur le plateau quand elles se placent face au mur. Les attributs de la masculinité commencent à apparaitre, la soumission voit ses codes renversés.

Dans un autre souffle, se suit une (re)naissance ou plutôt une transformation. Dans une matière sonore dont certains bruits nous laissent penser aux « gargouillis » du ventre de la mère en gestation, les femmes vont se muer en hommes. Elles se parent ainsi de leurs costumes masculins représentants un pompier, un sportif, un homme d’église, un cadre en costume cravate etc. Leurs avatars créent, elles/ils se retrouvent face au mur, elles pissent, tel un homme le ferait, tout en n’omettant pas de jeter un coup d’œil à côté pour savoir qui a la plus grosse. Bon nombre de stéréotypes sont alors passés à la loupe dans cette transformation dont la caricature est jouissive.

Mais cette caricature n’aurait de sens sans un combat, un combat qui n’est pas « final » mais qui se révèle nécessaire et lourd de sens. Les interprètes entament une marche, une parade aux accents militaires par des postures fières et organisées tout d’abord de façon linéaire comme pour dire qu’un ordre est en marche. La matière sonore – car il n’est pas ici question de bande son qui relèverait de « l’accessoire » – sublime porte la démarche d’un combat où, finalement, les avatars hommes se révèlent en déperdition en poussant des cris sauvages comme si l’animalité primaire reprenait de fait le dessus. Ils ont le pouvoir mais ne savent finalement pas vraiment quoi en faire comme si ce dernier les dépassait et n’était qu’une forme domination relevant d’une chose servant leurs propres intérêts personnels.

S’en suit alors l’épilogue, un épilogue aux accents apocalyptiques qui se place dans une recherche lourde de sens et de symboles. La boîte est en train de pourrir de l’intérieur, de ses meurtrières se déverse une boue, une mélasse noire dont l’odeur emplie progressivement la salle. Cette matière fait « étrangement » écho à la toile dans laquelle Phia Ménard était prise dans Icônes, une sorte de magma. Cette matière, plus tellurique que le vent et la vapeur, fait également écho au dernier « passage à l’acte » des Os noirs dans lequel un corps de chair et d’os s’extirpait de son enveloppe d’apparence montreuse en déchirant la pierre.

Dans Saison sèche, cette mélasse, et surtout les meurtrières depuis laquelle elle s’écoule, laisse à penser à la place que nous occupons face à la notion du patriarcat. Que choisissons de faire, de quel côté nous plaçons-nous ? De celui qui accepte que les choses soient « ainsi » ou de celui qui dit non, qu’un mouvement est en marche ? Si la mise en exergue de la révolution qui est à conduire est clairement posée par Phia Ménard, le « problème » en demeure presque entier.

Saison sèche © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon.

Une révolution, ici et maintenant, pour demain.

Après avoir vu Saison sèche, il est vital d’écrire que c’est du théâtre, du spectacle vivant, comme on aime le voir. Les chocs sur la scène contemporaine se font rares. Bon nombre de propositions sont belles, justes, placées à un bon endroit, mais manque de matière, de portée ou de résonnance.

Saison sèche est une œuvre à part entière, un manifeste révolutionnaire qui nous dit que l’on doit, nous femmes et hommes, prendre les choses en main si l’on veut « déterminer » un futur qui se libère des carcans de notre temps. Oui, il est en fini avec le patriarcat : la société des hommes dominant les femmes par la peur n’a pas lieu d’être ; les chiffres disant que les femmes ont une place minoritaire sont d’une aberration car le constat étant, il nous faut privilégier l’action (et d’autant plus dans le milieu culturel/artistique). Oui, les femmes ont un rôle à jouer et nous portons le poids de l’Histoire depuis l’antiquité où les femmes n’avaient pas le droit de cité dans la démocratie. Oui, il nous faut combattre cela – mai 68 a été mais il n’est pas suffisant, il est demeure presque trop lointain dans des sociétés en mutation permanente. Alors, oui, nous devons toutes, et tous aussi, être des figures comme celles de Simone Veil pour qu’enfin nos sociétés évoluent « pour de vrai ». Car oui, nous ne pouvons plus être dans l’assignation d’un genre déterminé par des lois qui nient cela, comme les lois peuvent nier tant d’autres choses. Car oui, nous sommes dans un monde en mutation où les femmes, tout comme les hommes devraient pouvoir se rejoindre dans un continuum de pensées qui permettrait de briser certaines choses encore tabous ou stigmatisées et qui n’ont pas lieu d’être.

En cela Saison sèche s’impose comme une lutte des genres, une lutte des classes, une lutte vitale contre l’ordre établi, une lutte qui transperce les corps et les âmes.

Image à la Une © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon.

Kristina D'Agostin

Rédactrice en chef de Carnet d'Art • Journaliste culturelle • Pour m'écrire : contact@carnetdart.com

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