Reflet de nos impasses

La folie a tout du volcan qui, visible, nous entoure et nous menace. Reste à savoir quel danger il y a à l’ignorer.

Épuisante, pour qui ? Ne faites pas semblant. Cela vous angoisse ! Si, vous savez bien : un jour, elle aura définitivement sombré. Ce nom qu’elle vous a donné, votre visage qu’elle a autrefois caressé. Tout cela, elle aura bientôt oublié. À moins qu’on l’ait enfin enterrée… La délivrance ! Pour elle, comme pour vous d’ailleurs. Car entre nous soit dit : il serait temps de mettre fin à cette insoutenable supercherie. Et puis, ras-le-bol de ces souvenirs de gamine ressassés, aussi rayés qu’un vieux disque qui n’a jamais fini de tourner, en rond, toujours…

Et alors ? Ressaisissez-vous : elle est malade, et vous le savez, elle l’a oublié. Vous avez dit « malade » ? Et pourquoi pas « folle » ? De vieillesse, si vous insistez, ou sénile, pas mal non plus ?

Nuance de poids. Car qui dit « malade », dit « soin » ? Libre à nous d’en juger par ailleurs la pertinence et l’efficacité. Alors oui, c’est vrai « folie », c’est gênant ! A contrario, la folie relève de l’incurable. En cela, la folie est détestable.

Il est vrai que de la folie, nous n’avons en fait que le loisir de quelques jouissifs ersatz. Prendre la clef des champs, s’évader un temps du train-train quotidien, se dépenser et dépenser à tout va, cesser d’être fourmi pour devenir cigale, lâcher prise comme on dit, c’est un peu fou non ? Une bouffée d’air, et gentiment revenir à un monde qui suffoque d’entre soi, asphyxié par les jugements constants d’autrui, car enlisé par le limon de l’autoreproduction en tous genres. Aspirer à la sécurité. Respecter ce qui est pré-pensé et préconçu. Prendre un risque à condition que le chemin soit correctement balisé. Laisser place au hasard, quelle idée. Se rassurer car les jours, comme nos choix, sont toujours plus prévisibles. Voilà qui est bien.

Sortir du rang, c’est allégoriquement sortir de la caverne : s’exposer à la vérité, mais aussi à l’exclusion. Car quelle qu’en soit la forme, la folie interroge manifestement notre réalité, ébranle notre conception de la normalité, notre rapport à l’altérité, met à mal tous nos efforts entrepris pour coexister. Chez les autres, comment ne pas la réprimander ! Pour le bien commun, évidemment, pour notre bien, assurément.

Assurément, le déni collectif est l’une des clefs du bonheur. Et paradoxalement, la folie, la vraie, puise ses racines dans le terreau du déni. Érasme ne parlait-il pas de ce redoutable aveuglement ? Entretenue par la négligence, « traitée » – Dieu soit loué – à partir d’une bonne « pillulerie ». Trop souvent jugée de manière isolée, lorsqu’elle atteint un état critique. Rarement examinée à la lumière de ses causes.

À y repenser, la folie a tout d’un rendez-vous manqué au carrefour de la lucidité et de la compréhension. Un contretemps en somme. Une opportunité manquée, sans doute à plusieurs reprises, avec le temps de la révolte, avec soi-même peut-être et les autres évidemment. Franco Basaglia avait vu juste : « La souffrance de l’un est le problème de tous ».

Jusqu’à ce qu’elle nous frappe à notre tour et pour de bon, cette foutue maladie ! Quitter un délire pour un autre. Celui où il est bon d’être sage et docile. Pour un autre, bien à soi, taillé sur mesure, au fil des aléas d’une vie qu’on jugera nécessairement misérable. Ainsi finit-elle, dans l’absurde déraison. À moins qu’un soupçon de témérité ne suscite la folie, au moins un instant, d’échapper à l’indécence.

Photographie à la Une © Pierre-Paolo Dori, Père Abramovicz – Collodion humide, Ferrotype.

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