Retour sur Stanislaw Lem, Solaris (1961)

De la lumière aux couleurs : échapper à la spectacularisation et fantômes warburgiens.

ROMAN « Solaris » par Stanislaw Lem aux Éditions Folio, 366 pages, 7,80€.

Solaris est une histoire de fantômes.
L’écriture, régulière et élégante (autant qu’on en peut juger par la traduction), donne corps à ces fantômes, expose une épaisseur qui fait défaut à une grande majorité des œuvres du genre (et des autres), toutes vernissées, toutes préposées par la lumière des marchands. À quel genre, du reste, peut-on rattacher Solaris ? La taxinomie nous propose des catégories inadéquates, auxquelles échappe tout livre qui renverse la passivité de la lecture en une expérience de l’être-au-monde.

Et dans cette expérience, plus ou moins différente et variable selon les individus, ce sont les « fantômes » qui nous ont retenus. Et ne sommes-nous pas adoubés par Stanislaw Lem lui-même, en écrivant cela, non pas parce qu’il nous serait apparu (ou plutôt coproduit par notre cerveau et son existence passée), mais parce que le livre même (par sa trame) raconte en effet que l’expérience du fantôme varie selon chacun de nous ?

Car, déjà et bien sûr, les premiers fantômes que Stanislaw Lem construit par touches, ce sont les « visiteurs », réalisés (matérialisés) par Solaris à partir du cerveau de qui entre en contact avec « lui ».

Fantôme sur le tamis de notre cerveau, comme, en sérigraphie, on parle de « fantôme » sur les mailles de la toile, quoique le fantôme photographique soit plus connu. Image fantôme. Non plus une histoire de lumière, mais une histoire de solarisation. Et c’est par cette différence que nous entrevoyons ce qui est nocif dans le « spectacle » (entendu selon Debord) et tout ce qui est bienfaisant dans la mise en scène, surtout baroque, par le clair-obscur. Mais, suivons l’exemple du livre, et par l’anticipation n’anticipons pas.

Car le plus beau fantôme-visiteur, c’est Harey. Ultime fantôme, qui concentre à lui seul tous les autres fantômes (épargnant au passage, par cette canalisation de l’esprit, la folie au héros qui nous raconte son histoire). Les autres aussi ont leur(s) fantôme(s), mais il ne nous est pas permis de les connaître. Pudeur véritable, qui n’est pas celle de la morale, mais bien de cette intimité des gouffres qu’il est toujours vain et inutile de vouloir connaître chez autrui. Part maudite, comme dit Georges Bataille, puisqu’elle échappe nécessairement à la spectacularisation, comme à toute autre tentative d’utilisation. Alors que tous les plaisirs et presque tous les bonheurs sont, par le processus persistant de marchandisation (qui remonte sans doute à l’émergence de la conscience chez l’humain), diminués (comme Walter Benjamin parle de la « chute de l’expérience »), il ne reste plus que des gouffres de douleur, faramineux et immenses, que même l’exposition quotidienne par le biais de l’image, non plus au fin fond du monde, mais devant nos portes, est incapable de rendre tout à fait abstraits et « marchandisables ».

En disant cela, nous ne sommes pas sûrs d’aller trop loin ou d’être hors-sujet : nous sommes encore dans le livre de Lem.

Car il n’y a pas que ces fantômes-là, ces visiteurs personnels : il en existe d’autres, il en existe, si on veut, de plusieurs types. Et ce sont peut-être ceux-là – ces fantômes qui nous sont (la lecture d’un livre n’est toujours qu’une coïncidence) toujours plus présents –, si nous avons quelque chose à dire, que nous voudrions évoquer.

Mais pour y parvenir, force est de constater qu’il est nécessaire, comme souvent du reste, de contourner d’abord la question. Ainsi, commencerons-nous, après tous ces commencements, par reconnaître que le livre pose très sûrement, sinon clairement, des faits qui devraient être de l’ordre de l’évidence. Et surtout le suivant : l’impossibilité de la communauté, sinon dans son absence (mais nous ne referons pas ici l’analyse du paradoxe soulevé par Maurice Blanchot à la suite de Georges Bataille, et repris plus récemment par Jean-Luc Nancy[1]), qui s’énonce sous sa forme beaucoup plus quotidienne de l’impossibilité de communication.

Car, dès le début, les personnages ne parviennent pas à communiquer entre eux. Il est remarquable que Kris et Snaut, moins différents qu’il n’y paraît (le second seulement plus amoché que le premier), tenteront de le faire tout au long du livre (chaque situation pourrait donner lieu à bien des commentaires, mais nous sommes déjà bien long). Et, jusqu’au bout, ce sera sans jamais réussir…

Le professeur Sartorius, lui, qui paraît presque inconscient tant il est distant, en fait, s’en remet à des codes linguistiques pré-établis, à une étiquette, à des procédures, à une sociabilisation professionnelle, pour surmonter cette impossibilité intrinsèque de communiquer dont il est certainement tout à fait conscient (que Lem l’ait voulu ou non). C’est sur le code linguistique, et par l’ordre, étant donné que la sincérité et la spontanéité demeurent vaines, que Sartorius parie, comme d’autres ont parié sur Dieu. Mais là non plus, finalement, aucun résultat.

Ce n’est pas simplement anecdotique : c’est la cause même de l’existence des fantômes. Et Lem, dans son bel opus, construit sa théorie avec une grâce étonnante. C’est cette poésie, omniprésente, qui, avouons-le, nous émeut depuis l’intérieur des os. Cette poésie qui contraste, presque violemment (mais moins que nous voudrions le croire : il y a une poésie de la science qui – par éducation – nous échappe), avec de longues dissertations qui pourraient sembler un peu lassantes mais qui resplendissent par ce presque acharnement qui nous fait entrevoir la vanité de toute science.

Nous ne sommes pas sans doute assez convaincants. Mais cette vanité de la science est néanmoins énoncée de but en blanc, parmi des contournements littéraires, durant des dissertations qui viennent entrecouper l’action. Et la vanité de la science (ou plutôt son insuffisance : Stanislaw Lem est, rappelons-le, un scientifique reconnu) est consécutive de l’impossibilité de communiquer, puisque la science repose sur la communication.

Ce problème bicéphale (incommunicabilité entre les humains et insuffisance de la science) apparaît d’abord sous la forme d’une boutade, au hasard d’une recension dans la bibliothèque :

Veubeke, directeur de l’Institut au temps de mes études, avait demandé un jour, en plaisantant : « Comment voulez-vous communiquer avec l’océan, alors que vous-même n’arrivez plus à vous comprendre ? »

Puis de manière plus corrosive, à travers un pamphlet présenté assez longuement :

En reposant l’abrégé de Gravinsky sur son rayon – et je pris garde de respecter la disposition par ordre alphabétique –, je frôlai une mince brochure de Grattenstrom, l’un des auteurs les plus bizarres de la littérature solaristique. Je connaissais cette brochure ; c’était un pamphlet, dicté par le souci de comprendre ce qui dépasse l’homme, et spécifiquement dirigé contre l’individu, l’homme, l’espèce humaine – l’œuvre abstraite et hargneuse d’un autodidacte, qui avait précédemment apporté une série de contributions peu banales à certains domaines marginaux, extrêmement spécialisés, de la physique quantique. Dans cette plaquette d’une quinzaine de pages – et pourtant son ouvrage capital ! –, le polémiste s’efforçait de démontrer que les réalisations les plus abstraites de la science, les théories les plus altières, les plus hautes conquêtes mathématiques ne signifiaient qu’un progrès dérisoire, un pas ou deux en avant, par rapport à notre compréhension préhistorique, grossière, anthropomorphique, du monde environnant. Cherchant les correspondants du corps humain – les projections de nos sens, de la structure de notre organisme, des conditions physiologiques qui limitent l’homme – dans les formules de la théorie de la relativité, dans le théorème des champs magnétiques, dans la parastatique, dans les hypothèses concernant le champ unifié du cosmos, Grattenstrom avait conclu qu’il n’était pas question, et ne saurait jamais être question, d’aucun « contact » de l’homme avec une civilisation extra-humaine.

Un « pamphlet contre l’humanité », constate le narrateur un peu plus loin. Un grand désespoir. L’Autre n’est pas ici, comme dans l’Humanisme, un moyen de s’enrichir ; il n’est bien sûr pas non plus un prétexte à la haine (la violence est dénoncée tout au long du livre, et les propositions de bombarder Solaris sont toujours vigoureusement condamnées) : l’Autre nous renvoie à nos propres limites, à nos propres faiblesses, et nous invite à l’humilité.

On ne comprend pas Solaris, on ne se comprend pas entre nous, on ne se comprend pas soi-même. C’est cela le fantôme. Harey, qui est le produit de Kris, évolue par rapport à lui-même, et n’est que la projection du résultat de son conscient et de son inconscient – de sa mauvaise conscience – de cette conscience maudite. Et face à ces sensations, il n’y a que la terreur. Pris de panique, Snaut se réfugie dans l’alcool, Sartorius dans une névrose maniaque, et Kris dans le travail et les médicaments. C’est une mélancolie sublime (au sens propre) qui parcourt ce livre. Une mélancolie de pierre et d’écorce terrestre (qui ne manquera pas de toucher Andreï Tarkovski). Mélancolie de l’espace (qui s’apparente davantage à une profondeur qu’à une vastitude – étrange paradoxe d’un huit-clos où personne ne se croise), mélancolie épidermique, comme les rides de la face de Snaut. Mélancolie aussi de cette planète, dont le nom empreint de lumière, évoque, elle qui s’ennuie vite de la bêtise de l’humain et de son incapacité à communiquer : la solitude.

Fantomatique, Solaris l’est lui-même. Ici, le neutre précieux fait encore cruellement défaut à notre langue : il faudrait concevoir un « objet » vivant, à la manière de Nerval dans ses Vers dorés. Et ce fantôme Solaris – qui est, en fait, un « extra-terrestre » – est ce qu’on peut appeler une idée de génie. Réussite à deux points de vue. D’abord parce qu’inventer une forme extraterrestre qui ne soit pas, comme souvent, anthropo- ou zoomorphique, déconcerte, fascine, interroge. Ensuite parce que cet être qui semble avoir colonisé son milieu naturel jusqu’à l’englober totalement (ce qui fait penser, soit dit en passant, au « Glimmung » de Philip K. Dick dans The Galactic Pot-Healer), jusqu’à rendre vivant et pensant l’ensemble de la planète, renvoyant avec subtilité, bien sûr, à notre propre planète, sans pourtant jamais aborder directement le rapport de l’humain à la Terre (et ces explorations spatiales n’ont-elles pas été déjà vécues pendant les « Grandes découvertes » du XVIe siècle ?). Et même : nous avons l’impression que nous sommes bien loin de la Terre. Le plus loin, c’est toujours le plus près.

Ainsi, sans jamais même aborder notre rapport aux animaux qui seraient bien plus proches de nous que n’importe quelle entité extraterrestre, et encore moins notre rapport à la nature, c’est à notre connaissance du monde, ou plutôt à notre capacité à communiquer avec le monde avec lequel nous vivons, qui est une des thématiques centrales du livre. C’est déjà une question écologique, au sens le moins dévoyé du terme, c’est-à-dire au sens étymologique : la logique de la maison, de ce qui nous sert de maison. Qu’on ne s’y trompe pas : Solaris est notre planète.

Mais ce n’est pas une mystique – ou alors une mystique athée. Mais nous n’y croyons pas (il faudrait ici évoquer la place de la religion dans l’ancien bloc soviétique, et, de nouveau, l’adaptation par Tarkovski du roman de Lem). L’évocation finale à un dieu imparfait est, par définition, une négation de Dieu. L’ultime élan de Kris, sous la formulation impossible d’une nouvelle métaphysique et d’une nouvelle religion est encore un fantôme – un fantôme structurel.

Car il y a ces fantômes-là qui nous intéressent le plus : les fantômes warburgiens. C’est-à-dire des structures mentales de la pensée et de la représentation qui nous précèdent, qui nous traversent, qui nous survivront. Faut-il s’en débarrasser ? Faut-il s’en débarrasser comme Snaut et Sartorius veulent se débarrasser de leurs « visiteurs » ? Si la réponse n’est pas évidente, nous dirions quand même : bien sûr que non. Mais, là encore, nous assistons à une critique de l’épistémologie très fine. Peut-être dans une volonté de faire de la connaissance une véritable expérience intérieure, une véritable « naissance commune ». Naître avec la matière qu’on prend, qu’on apprend, qu’on s’approprie. Ne pas aller contre, puisque le fantôme revient. Ne pas le détruire, car notre solitude est sans fin et notre errance serait alors une aphasie. Comme Aby Warburg, il faut aimer les fantômes et les survivances. Il faut les choyer. Pourtant un vertige nous prend dans la Bibliothèque (Stanislaw Lem connaissait-il Aby Warburg ?). Cette volonté d’exhaustivité comme une autre vanité. Non pas un fantôme, mais une illusion. L’exhaustivité n’épuise pas l’ignorance, ne comble pas le vide, n’apaise pas le malaise. On ne cerne pas le fondamental, on l’épouse. Des schémas scientifiques, comme des boulets que notre pensée enchaîne à notre corps sensible, qui sont traînés, discutés, soupesés, interminablement, par Kris. Un vertige nous prend devant la précision des inventions de Lem sur un objet irréel. Et pourtant Lem se fait simple, mais brillant illusionniste. Ou, plutôt : excellent metteur en scène. À l’aide de quelques droites en perspective, et d’ornementations complexes bien placées, comme des lumières sur des détails de chair au milieu d’une obscurité complète, il nous donne l’illusion d’un gouffre sans fond. Et nous nous sentons dévorés par ce gouffre, nous nous abandonnons à ce gouffre, comme pour échapper, un instant, à nos propres fantômes.

Et puis, enfin, c’est une grande paix. Ce ne sont plus les bras de Harey, notre part manquante. Ce ne sont plus les livres, ce n’est plus le sommeil : c’est une grande paix de couleurs, c’est une grande sensualité de ces couleurs. Alors seulement nous échappons à la damnation de la logique, à l’éreintement jusqu’à la folie de nos ratiocinations. Alors seulement nous embrassons la mélancolie dans une plénitude de ces couleurs qui est aussi une grande joie, une joie surhumaine.

Image à la Une © Éditions Folio.


[1] Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, éditions de Minuit, 1983 ; Jean-Luc Nancy, La Communauté désavouée, 2014. Mais de Giorgio Agamben (La Communauté qui vient, 1990) au Comité invisible (dont le philosophe est proche), la question est d’une « urgence » passionnée.

1 Comment

  • Répondre décembre 29, 2019

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