Joris Lacoste.
Ils étaient au CDN de Montreuil à la mi-décembre. Ils sont à Toulouse, au théâtre Garonne, du 10 au 14 janvier 2017, et ils seront en mars à Pau. Ne les manquez pas. Il s’agit d’une forme théâtrale inouïe : un concert de paroles.
On pourrait craindre un certain ennui « sociologique », dans la mesure où l’on nous explique que Joris Lacoste, depuis plusieurs années, recueille des paroles dites, des paroles réelles, pour les reproduire sur la scène. Mais il ne s’agit pas du tout de sociologie, ni d’anthropologie empirique, il ne s’agit même pas d’une expérience originale, il ne s’agit pas non plus d’un miroir de notre temps – et s’il y a un peu de tout cela, c’est complètement désarticulé et réinscrit dans un tout autre projet : le projet d’une œuvre d’art, le projet d’une œuvre théâtrale. Et sous ce rapport, c’est très très réussi.
Cinq comédiens entrent sur scène et se placent devant cinq pupitres. Ils sont habillés sobrement, de noir ou de gris, et comme on ne voit aucun instrument de musique, bien que toute la disposition des choses fasse penser à des concertistes, on songe à des chanteurs, à un quintette lyrique a capella, ou à un ensemble gospel. Et effectivement, ils n’hésitent pas à jouer les interprètes d’une musique, sauf que des musiciens pareils, ça n’existe pas, et que ce qu’on va entendre n’est pas de la musique. Ce n’est pas de la musique, ou si cela en est, c’est seulement par une étrange métonymie, puisque la forme musicale se substitue à la forme du discours, qui sans elle n’apparaîtrait pas.
Le discours humain est une matière vocale, sonore et signifiante. Cette matière forme l’étoffe même de notre existence subjective, car c’est comme sujet d’un discours que nous sommes emmaillonnés et rivés à la grande chaîne sociale et culturelle – symbolique – qui relie les unités de genre homo sapiens (et loquens). Notre réalité n’est pas faite d’automobiles, d’ordinateurs, de machine-outils, d’aéroplanes gigantesques, de satellites géo-stationnaires, et de brosses à dent ; notre réalité est faite de discours. Et notre identité n’est faite que de mots. Words, words, words…
Comme la lumière, les paroles sont invisibles, et les formes du discours sont insensibles, tant qu’on ne leur accole pas un medium étranger : la fumée de cigarette ou la poussière décèlent les rayons de lumière, et, pour la parole, la rime et la régularité du rythme, c’est-à-dire le poème, sans lequel on n’aurait peut-être jamais aperçu un seul mot, font le boulot. Le signifié, en effet, absorbe notre attention, car c’est le signifié qui est utile. Il nous ferait oublier de contempler le signifiant. Le signifiant, c’est, précisément, cette « image acoustique », ce bruit figuré qui se charge d’un sens. Nous allons toujours droit au sens. Et cela nous joue des tours. Le sens (et non la science) est sans conscience.
Les artistes, en premier les poètes, ajoutent ainsi la forme esthétisante à la forme signifiante des discours, et rendent celle-ci enfin perceptible. L’art révèle et forge la forme. Il ne s’intéresse qu’à elle (pour dire l’exacte vérité) ! Et non pas, ou guère, au sens, car du sens il y en a toujours, et en abondance, et en confusion, pour plaire à tout le monde. Quant à l’enjeu esthétique, c’est autre chose.
Dans cet esprit, Joris Lacoste reforge et révèle les discours de notre actuelle humanité, en les coulant dans le medium musical. C’est sans lourdeur ni artifice, car les voix, leurs timbres, les tons, les rythmes, les couleurs diverses des différentes langues proférées (car c’est aussi un spectacle de polyglottes virtuoses !) se prêtent facilement – il suffisait d’y penser, comme on dit avec stupidité – à un exercice de pupitre. Les tribuns l’ont toujours su. Seulement ces tribuns-là vont plus loin. Ils risquent la polyphonie, c’est-à-dire qu’ils entreprennent d’élaborer des ensembles contrapuntiques de discours. La basse continue est cette fois le discours au FMI du ministre de l’économie du Portugal, et cette autre fois c’est l’énoncé au tribunal de la condamnation d’un oligarque russe. Le thème A sera constitué, par exemple, d’un duo voix naturelle/voix enregistrée, conversation téléphonique hystérique entre l’usager d’un service de télévision par fibre optique et l’opérateur chargé de (ne pas) résoudre les problèmes de la clientèle ; puis le thème B par l’annonce télévisée de l’invasion de l’Irak par le président des Etats-Unis, etc. Ils sont capables d’aller de l’unisson à la symphonie (bien au-delà du simple quintette lorsqu’un match de boxe réunit speaker et public, par exemple), en passant par la mélodie intimiste, la musique de chambre, ou la fanfare. La rigueur et la perfection sont de mise, comme la virtuosité (dans l’expression, l’articulation, et, encore une fois, l’étonnante polyglossie des comédiens). Ils sont drôles, ils sont marquants, ils sont puissants.
La variété de leurs propositions est infinie, sans être dispersée. Et pourtant il y avait de quoi se perdre dans ce brouhaha immense. D’où vient donc l’effet d’unité de cet ensemble tellement arlequiné ? C’est d’une part l’actualité des discours, qui, dans leur enchevêtrement formel et maîtrisé, produisent des tableaux sonores expressionnistes pleinement parachevés. C’est aussi, semble-t-il, une grande unité d’origine, qui est assurée par l’autre médium d’où ils sont tirés, à savoir le médium de transmission audiovisuelle : radios, télévisions, chaînes web. Une sorte de filtre formel très contraignant (la mise en onde, la communication téléphonique, la retransmission TV, etc.) a déjà nivelé le discours humain (car même un micro-trottoir abolit le naturel).
La forme que retravaille Joris Lacoste est déjà échantillonnée, et dimensionnée, ce qui lui permet d’être, à titre de matériau, à la disposition de l’artiste, sur sa palette. Restait cependant à produire l’œuvre qui nous vaut cette excellente soirée, et ce n’est pas peu.
Suite n°2 (Encyclopédie de la parole), de Joris Lacoste, créé au Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles en mai 2015.
- Du 10 au 14 janvier 2017 au Théâtre Garonne à Toulouse.
- Le 31 mars 2017 aux Espaces Pluriels à Pau.
Photographie à la Une © Beaborgers.