Thomas Jolly

L’insatiable

On l’a découvert en 2014 au Festival d’Avignon avec l’intégrale d’Henry VI de Shakespeare, il arpentait pourtant les villes et théâtres de Normandie et de France depuis huit ans déjà à ce moment-là. Après avoir été propulsé, non sans tumulte, au rang d’icône d’une nouvelle génération de metteurs en scène, il revient serein sur son histoire.

Comment se sont passées vos années de formation ?

Je suis rentré en option théâtre au lycée, puis en arts du spectacle à l’université de Caen. C’est là que j’ai vu un spectacle de Stanislas Nordey, alors directeur du Théâtre National de Bretagne (TNB) à Rennes, j’ai vécu un moment fort dans mon parcours. J’avais l’impression de m’éveiller à ma propre intelligence, que cela me remettait en activité cérébrale et réflexible. J’avais le sentiment d’être sollicité dans ma pensée. C’est le premier metteur en scène que je rencontre à l’époque qui me place à un endroit d’éveil. Je voulais absolument le rencontrer, alors j’ai passé le concours du TNB pour travailler avec lui.

L’école n’est pas simple, je me rends compte que je ne suis pas heureux dans le travail. Pour être honnête je n’ai pas réussi à être acteur avec Nordey et je pense qu’il s’en est rendu compte, ce qui n’a pas empêché une vraie rencontre entre nous sur le terrain de la mise en scène. Pourtant, le dernier jour de l’école, il a fait un tour de table des étudiants de la promotion et il m’a dit : « Thomas, tu es là depuis trois ans et je ne sais toujours pas qui tu es ». J’étais anéanti parce que pendant ces trois ans tout le travail était justement de savoir utiliser ce qu’on était. C’est ce qui m’a plu dans le projet pédagogique de Rennes.

Je trouve intéressant le paradoxe de la scène qui est à la fois un endroit où l’on est surexposé et un endroit d’intimité extrême où l’on part à la rencontre de soi-même, pour être plus proche de soi. À l’inverse d’un conservatoire, Nordey parlait d’« innovatoire ». L’école nous apprenait à être quelqu’un.

De quelle manière est née votre troupe, La Piccola Familia ?

Au fond je pense que la dernière phrase prononcée par Nordey a été un électrochoc, c’est de là que j’ai construit la Piccola Familia. J’ai eu envie très rapidement de monter une troupe, mais aussi un outil pour le territoire. C’est grâce au service public de la culture que je suis là. Je n’ai jamais déboursé un centime pour apprendre ce métier et j’en suis assez reconnaissant. Je voulais d’abord créer un groupe de travail pour les acteurs, les spectacles nous ont embarqués plus loin qu’on ne le pensait. On menait de front nos premières tournées et on se mettait à travailler avec les lycées, les collèges, les hôpitaux et les prisons ; nos actions culturelles étaient toutes reliées à nos créations. Une médiation en lien avec un spectacle est à mes yeux plus pertinente car elle emmène sur une finalité : les gens voient du théâtre plutôt que de traverser un parcours d’éducation artistique qui serait en dehors de toute réalité concrète, détaché de la création.Pour La Piccola Familia la question des rôles de chacun a été très claire dès le départ, je ne voulais pas de collectif. Nous étions un groupe soudé mais j’en avais la direction artistique.

Henry VI mis en scène par Thomas Jolly (2014) © Nicolas Joubard.

Comment cette troupe arrive-t-elle au Festival d’Avignon en 2014 avec la saga de Shakespeare ?

En 2009 je démarre un projet un peu fou qui est de travailler sans projection et sans finalité : monter intégralement Henry VI de Shakespeare. Nous n’avions pas de plan de bataille, rien n’était prévu de l’histoire qui s’est écrite. Aucune stratégie, juste l’élan fou d’une jeune troupe créative.

On commence la création avec Le Trident Scène nationale de Cherbourg-Octeville et plusieurs autres structures régionales. Puis mon statut d’artiste associé au TNB en 2013 permet de poursuivre la création jusqu’à ce qu’Olivier Py nous propose de finaliser l’aventure au Festival d’Avignon pour sa première édition en tant que directeur.

À ce moment j’ai huit ans de vie professionnelle, quatre créations et une reprise. La compagnie tournait bien et pourtant, j’arrive à Avignon dans un milieu inconnu pour moi. Du jour au lendemain nous faisons la une du Monde, je me rends compte que tout le monde parle de mon spectacle. Je reste pourtant concentré sur celui-ci jusqu’à la fin des représentations. Je n’arrive pas à imaginer les répercussions que cela aura sur ma vie à partir de septembre 2014.

Qu’est-ce qui a changé lors de ce mois de juillet 2014 ?

Les choses n’ont pas changé tout de suite. Je trouvais que c’était une aventure exceptionnelle, pleine de joie avec mon entourage. Les mois suivants toute la presse parlait du spectacle et c’est au fond ce qui était important, on parlait du théâtre public jusque dans de très grands médias. Mais dans une compagnie il est plus difficile de réussir que d’échouer ensemble. Quand on échoue on partage l’échec, mais le succès se partage différemment et il m’est retombé dessus, beaucoup de membres de la compagnie ne l’ont pas compris. Mon activité s’est emballée, j’ai été moins présent avec mes anciens compagnons, ce qui a tendu certaines relations. Toute médaille a un revers.

Avoir du succès demande de travailler plus, ce n’est pas plus simple, au contraire. Il y a beaucoup plus de pression. Pour moi, Henry VI n’est qu’une borne dans mon parcours. Avec le recul, aujourd’hui, je peux dire que nous avons tous vécu le succès avec des temporalités, des compréhensions et des conséquences différentes. La propulsion sur le devant de la scène et la redescente ont pris deux ans. Après l’euphorie, je peux dire que plus tu montes en hauteur et plus le vent souffle.

Pourriez-vous nous en dire plus sur le revers d’une telle médaille ?

La médaille est très belle, l’aventure avec les institutions, les publics, les équipes des lieux a été joyeuse et ébouriffante. Je n’ai absolument aucun regret. Nous avons bâti une aventure comme on ne peut en vivre qu’une fois dans sa vie. Mais il est vrai que, comme dans tous les milieux, celui du théâtre a son lot de bêtise, d’étroitesse d’esprit et de malveillance. Ce qui m’a surpris car je pensais naïvement que le théâtre combattait justement cela.

Par exemple, le caractère populaire de mon travail est parfois dénigré, c’est une incohérence. Je suis investi d’une mission de service public. Je signe des conventions avec la ville, le département, la région et l’État qui consistent à ce que les œuvres soient accessibles au plus grand nombre, c’est ma conviction mais c’est surtout ma mission. Je ne comprends donc pas que l’on m’accuse d’être démagogue avec Richard III par exemple. Est-ce parce que le public était debout après chaque représentation et que toutes les dates étaient complètes ?

Autre exemple, les deux seules raisons officielles qui m’ont été données pour ne pas me nommer directeur du TNB c’est que j’étais trop « jeune » et trop « enthousiaste ». Ma peine ne vient pas de ne pas être directeur du TNB, elle vient du fait que la politique culturelle d’alors n’a pas fait confiance à la jeunesse et a trouvé que l’enthousiasme n’était pas positif. Mon rêve est de porter un projet, d’avoir un bâtiment, une équipe, un budget et d’avoir un territoire dont on a la charge. Le projet du TNB était construit sur mesure, je connais ce territoire depuis dix ans. Dans le théâtre public, quand un spectacle fonctionne, on ne sait pas quoi en faire, le réseau public n’a plus la possibilité de longues exploitations, il faut donc renouveler sans cesse pour donner de nouveaux spectacles. Par exemple, 2 400 personnes ont vu Henry VI à Paris, c’est très peu et c’est dommage pour toutes les autres personnes qui auraient eu envie de le voir. Le théâtre privé n’a pas les missions du théâtre public mais il a des vertus comme celle de permettre de longues exploitations et d’ailleurs il l’a bien compris. Moi-même je pars du principe que plus on joue les spectacles, plus ils se bonifient alors je pourrais tout à fait accepter d’y jouer.

Fantasio mis en scène par Thomas Jolly (2017) © Pierre Grosbois.

À partir de 2016, vous travaillez sur des opéras. Quels sentiments en gardez-vous ?

Quand j’arrive à l’Opéra Garnier pour la mise en scène d’Eliogabalo je me rends compte que je ne sais pas faire d’opéra et personne ne m’en donne les clés. Cela ne marche pas du tout comme une pièce de théâtre et je m’en rends vite compte. C’est le spectacle que j’ai le plus anticipé et travaillé et c’est celui que j’ai vu le plus tard, je l’ai en réalité découvert avec le public. Je n’en suis pas content, tout l’aspect de la mise en scène est raté.

Je commence Fantasio pour l’Opéra Comique en étant crispé suite à cette expérience compliquée et là, le triomphe est au rendez-vous.

Comment vous définiriez-vous en tant que metteur en scène ?

Je suis un metteur en scène qui met à la poubelle tout ce qu’il a appris sur une création avant d’en commencer une autre, j’estime être un traducteur de la volonté d’un auteur. Quand il est vivant je lui demande, mais quand il est mort, j’essaye de deviner au mieux. Je suis un traducteur scénique. Ce n’est pas un effacement de ma part, c’est une forme de servitude et c’est de là que vient mon plaisir. Le texte que je mets en scène dit des choses que j’ai envie de dire. Je cherche la solution la plus poétique scéniquement, un dispositif pour mettre en valeur le texte.

Tous les metteurs en scène ont une façon de traduire. L’auteur conditionne ce que je vais mettre en scène. Je ne suis pas un metteur en scène qui fait commerce de moi-même. Je ne donne pas de leçons, j’aime poser des questions via les textes que je monte. Je suis contre l’idée qu’un metteur en scène puisse penser qu’il sait mieux que les autres comment fonctionne le monde.

Par contre, Shakespeare a des choses à nous dire. Ses pièces ne sont jamais manichéennes. Il nous renvoie à notre pensée. Je suis un metteur en scène qui dit : « Pensez ce que vous voulez mais pensez ». J’essaie simplement de remettre la pensée en circulation. Si j’avais des choses à dire en mon nom sur un plateau, j’écrirais des textes. Pour moi, le grand artiste est acteur, auteur et metteur en scène. Mais je ne me sens pas capable de le faire. Aujourd’hui j’estime que Shakespeare parle mieux du monde que moi. Je me sers des autres pour dire ce en quoi je crois.

Quel est votre rapport à la critique ?

Ma relation avec la critique démarre cet été 2014, elle est unanime sur Henry VI puis cela se nuance et devient même parfois violent sur Richard III et d’autres spectacles. Je commence alors à m’interroger sur la pertinence et le sérieux de certains papiers.

Tenter de décrédibiliser un travail minutieux, élaboré sur plusieurs années en collaboration avec des spécialistes du sujet, est-ce bien utile ? Que l’on aime ou que l’on n’aime pas n’est pas le problème, on a une plus haute mission commune vis-à-vis du spectateur. On peut apprécier ou pas un spectacle mais il ne faut pas nier ce qu’il se passe dans la salle avec le public qui, que la critique soit bonne ou mauvaise, est là. J’ai pu en faire le constat.

Richard III mis en scène par Thomas Jolly (2015) © Nicolas Joubard.

Comment avez-vous choisi Thyeste de Sénèque pour la 72e édition du Festival d’Avignon ?

La Rome antique est un théâtre très particulier, de grandes machineries, de grands déploiements, de chœurs, chants, musiques et danses. Le théâtre romain, n’est pas un théâtre politique, ni philosophique, c’est un théâtre empathique. On venait au théâtre pour un consensus passionnel de larmes. Il n’y a pas de voyage ni d’action. L’opéra est la réminiscence fantasmée de ce qu’aurait pu être le théâtre antique. C’est du grand spectacle. La Cour d’Honneur du Palais des Papes appelle la théâtralité, c’est l’écrin parfait pour la tragédie.

Quand Olivier Py m’a fait la proposition de la Cour d’Honneur, j’ai hésité entre deux spectacles à produire. Depuis très longtemps j’avais envie de monter Thyeste mais j’avais aussi Lorenzaccio en tête. Mais en faisant Lorenzaccio il n’y avait pas de renaissance, il y aurait juste eu une sorte de constance. Mon désir profond était Thyeste. J’ai décidé d’être à l’écoute de ce désir même s’il m’emmène vers des terrains inexplorés.

Serein après ces dernières années tumultueuses et agitées, où en êtes-vous aujourd’hui ?

Pour imager, j’ai toujours traversé en bateau des paysages magnifiques mais il y a eu du vent, des vagues, une tempête, des éclairs, une tornade et maintenant j’ai repris la barre en étant plus vigilant. J’ai repris la possession du temps, je travaille dans ma temporalité. Je suis en accord avec ce que je fais, je suis mon désir. Je suis à la Cour d’Honneur car on me l’a proposé, mais surtout car j’ai choisi d’y être.

Cela fait douze ans que je propose au public de voir des spectacles, je ne suis pas une étoile filante. En ce moment j’ai très envie de faire un spectacle pour des petits théâtres, cela me manque de ne pas jouer dans des scènes plus conviviales. Avec la troupe je suis revenu aux basiques et aux essentiels, avec les figures fondatrices de la compagnie. Je me rends compte que le récit qu’on a fait de nous est différent de mon récit. On a beaucoup parlé du tumulte, de la tempête mais n’oublions pas que dans tout cela, le public s’est renouvelé de manière extraordinaire. En lame de fond de cette histoire, il y a celle qui se raconte avec le public et cela n’a pas de prix.

Je me pose la question du service public du théâtre, il y a le mot service, à quoi sert le théâtre, comment servir le théâtre ? On pourrait parler du traité d’indulgence mutuelle, cela résume mon état d’esprit. Sénèque dit que nous sommes tous mauvais, nous sommes tous enclins à la violence, à la jalousie et à des mauvais sentiments. Mauvais nous vivons parmi les mauvais, aussi, le seul moyen de rétablir la paix – entre tout le monde, mais aussi la paix avec soi-même – ce serait de proposer un traité d’indulgence mutuelle.

C’est pour moi une ligne de conduite artistique, une ligne de conduite personnelle et c’est peut-être un début de solution. Pourquoi en France ne pourrait-on pas se réjouir d’une aventure simplement formidable ?

Image à la Une © Jean-Louis Fernandez.


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Antoine Guillot

Auteur / Metteur en scène / Comédien / La Compagnie Caravelle

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