Mis en scène par Célie Pauthe, qui l’a créé au CDN de Besançon, dont elle est la directrice, Un Amour impossible éveille la fibre tragique du public de l’Odéon.
Un plateau nu, dans l’obscurité, fermé au fond par un mur. Une porte s’ouvre. La lumière entre et se couche sur le sol. Une silhouette paraît, c’est une femme, Christine (Maria de Medeiros). Elle n’a pas enlevé son imperméable. Côté jardin s’ouvre discrètement une autre porte par où s’avance une autre femme, Rachel, sa mère (Bulle Ogier). Le père de Christine vient de mourir. Il s’est très mal conduit, autrefois, avec sa fille. Il l’a flétrie pour toujours. Ce père était une ordure. Viendras-tu aux obsèques avec moi, Maman, viendras-tu m’aider à y paraître ? La réponse est non. Serais-je donc toujours seule ? s’écrie la fille en colère. Qu’est-ce donc que cette mère ? C’est la question que porte toute la représentation.
Pour la porter, cette question, et pour la porter à la scène, l’auteur (Christine Angot) et le metteur en scène (Célie Pauthe) semblent nous dire d’emblée : vous allez comprendre, mais pour cela il faut que nous vous racontions l’histoire. Il s’ensuit donc que quatre ou cinq types habillés de noir et de très bonne présentation apportent des décors, qui glissent sans bruit sur des roulettes, et des accessoires, jusqu’à la crème pour les mains de Bulle Ogier, ou le bocal et le poisson rouge du salon (et la nourriture de la bestiole). Les comédiennes se laissent servir par ces prestateurs magiques, qui leur fournissent les commodités de la représentation.
Une représentation, disons, « semi-naturaliste », à laquelle ce jeu de la narration condamne, fatalement, les artistes. Un salon petit bourgeois des années cinquante, une chambre d’enfant etc. Maria de Medeiros savoureuse et charmante quand elle compose le jeu d’une petite fille amoureuse de sa Maman. Puis l’annonce d’un rapprochement avec le père. La possibilité juridique, pour celui-ci, de reconnaître sa fille. L’espoir de trouver à Reims une université pour la jeune fille. Le récit émerveillé de la première rencontre. Puis le basculement dans la souffrance, la honte, le non-dit. Jusqu’à la révélation faite à la mère, et la tension qui s’ensuit. Tout cela raconté d’une façon plus ou moins proche des événements, à l’occasion d’une mosaïque de scènes (ou, dirait-on, de « plans ») toujours autant « semi-naturalistes ». Tout cela raconté, mais raconté seulement.
Jusqu’à ce qu’enfin apparaisse le véritable plateau de cette pièce, le décor final, tout à fait digne d’une tragédie de Racine : La scène est à Paris, dans les salons de réception d’un grand hôtel international. Pardon d’oser donner ici un avis tranché : tout ce qui précède ce plateau-là est à couper. Pour quelle raison ? Parce que c’est du cinématographe. Ici enfin surgit « le » lieu de la tragédie. Là où, en l’espace d’une journée, tout se produit. Resterait à réintégrer tous les éléments développés précédemment. C’est l’art racinien, c’est celui qui distingue le théâtre du cinéma. Non pas que le cinéma n’ait rien à apporter au théâtre. Mais c’est au théâtre de prendre, non pas au cinéma de donner.
On caricature souvent la règle des trois unités. Il ne s’agit pas d’en faire un dogme. Il s’agit d’en comprendre ce qu’elle a de vivifiant pour son art. Cézanne n’a-t-il pas produit ses chefs-d’œuvre « post-impressionnistes » lorsqu’il a compris enfin quoi faire avec Poussin ? Or, cet Amour impossible recueille tous les éléments revivifiés d’une tragédie. Et l’enjeu, du moins s’il s’agit bien d’art théâtral, c’est de resserrer toutes ces composantes pour rendre au public d’aujourd’hui le goût de cette forme esthétique.
Ces éléments sont le crime de l’inceste, la dévoration psychique qui en résulte, le lent cheminement du héros pour y voir clair sur son propre destin, la reconnaissance de l’amour filial, l’affrontement en nous des forces sociales titanesques, l’affrontement même des forces idéologiques et des fantasmes barbares, qui occupent pour nous aujourd’hui la place des dieux antiques, car ils nous détruisent sans qu’on puisse y déceler un sens.
Fallait-il donc pulvériser l’unité de temps, pour retarder l’événement final de la reconnaissance (reconnaissance profonde et sans réserve de la mère par la fille, et, conjointement, joie discrète de la mère vieillissante de se sentir ainsi comprise et aimée) ? On pouvait tenter autre chose : condenser au contraire le temps et les lieux, et, bien sûr, l’action.
C’était d’autant plus un choix possible, que cette unité se crée sur le dernier tiers du spectacle, quand enfin la scène est à Paris, dans les salons de réception d’un grand hôtel international, et qu’enfin quelque chose se passe sur la scène. Sur la scène il se passe que Christine dit à sa mère qu’elle a honte de l’avoir mal jugée. Elle lui explique alors la vérité de leur destin commun. Ce destin nous engage tous. Nous tous, et la civilisation. Pour en arriver là, avait-on besoin de ce long préalable naturaliste ? (Racine, lui, va droit au but ; pour la dramaturgie, il est comme Marx, qui affirme qu’il faut aller droit à la vérité !) Ce préambule a-t-il facilité l’effet sur le public ou l’a-t-il au contraire émoussé ? L’émotion, qui fait le succès de ce spectacle, a-t-elle lieu à cause ou en dépit de ce long préalable ? En imaginant la suppression de tout ce début, ne voit-on pas s’ouvrir la possibilité d’un véritable chant qui eût renforcé l’émotion et approfondi la compréhension ? N’y avait-il pas alors à s’occuper davantage de la langue, plutôt que du découpage des plans – et à entrer dans la vocation du théâtre ?
Il faut insister en effet sur la valeur du tragique, et sur la beauté de ce dernier acte dans ces salons de réception. Ce n’est pas tous les jours qu’une œuvre s’approche du grand art.
Pendant la guerre en ex-Yougoslavie, nous n’arrivions pas à croire que les uns avaient organisé le viol massif des femmes des autres. Nous ne comprenions même pas qu’il y eût là un but. Ses femmes tomberaient enceintes. Leurs petits seraient des bâtards à plus d’un titre. Et leur communauté elle-même seraient abâtardie, sans retour (car ces criminels fantasment la race et sa conservation, contre toute évidence biologique, anthropologique, historique). Il fallait s’instruire de la psychologie même des bourreaux. Mais nous n’arrivions pas à imaginer la stupide méchanceté archaïque de leur violence, son ignoble perfidie. Il n’y avait pas, à nos yeux, de cerveaux pour préméditer un acte semblable. Il n’y avait pas d’institutions pour en organiser le crime insensé. Nous sommes là-dessus des benêts indécrottables. Des benêts auxquels il semble ne servir à rien de faire étudier le régime nazi. Mais après tout, c’est aussi cette benoîterie qui nous sauve. C’est elle qui nous fait tenir debout. C’est elle qui nous donne le goût de la lumière, du bon sens, de l’amour et de l’idée. C’est elle qui nous autorise à pleurer. C’est elle qui fonde l’art tragique.
Or cette faiblesse et son destin forment le thème exact d’Un Amour impossible. C’eut été faire époque, ou presque, de rendre au public la fibre tragique en plein cœur du monde contemporain. En vérité, toute la dernière partie de la représentation s’y élance magnifiquement. C’est comme si le génie du théâtre ouvrait un œil.
Photographie à la Une © Élizabeth Carecchio.