Un couple entre amour et désamour

« Polemos est le père de toutes choses » – Héraclite.

Mariage d’amour ou de raison, le cinéma a aimé la guerre, l’a même parfois transcendée pour en faire une arme de propagande. Mais il l’a aussi utilisée pour servir sa propre gloire ou son esthétique et plus souvent encore pour la pourfendre et l’exécuter. Filmer la guerre c’est filmer un conflit externe ou interne, c’est sonder l’âme humaine dans un état qui la dépasse, dans une époque, un lieu, une famille, voire un couple. Car la guerre est partout et le cinéma a su s’en emparer habilement pour nous en restituer la quintessence tout en prenant ses distances et nous en donner sa vision personnelle.

Quand l’Histoire rencontre le 7e art.

La rencontre entre l’art cinématographique et l’Histoire s’est faite très tôt, la fiction guerrière par son esthétique a très rapidement fasciné la magnifique et formidable machine de guerre hollywoodienne. C’est ainsi que le film de guerre, véritable révélateur civilisationnel, est longtemps resté et reste encore aujourd’hui, dans une moindre mesure, l’apanage du cinéma américain. Sa collaboration avec l’armée américaine a produit des films monumentaux et cela dès le début du XXe siècle. C’est l’exemple de la production dès 1915 du film culte de D.W. Griffith Naissance d’une nation qui nous introduit directement dans l’histoire des États-Unis par ses représentations racistesde la guerre de Sécession. Si le film a été accueilli par les spectateurs avec beaucoup d’enthousiasme, il a été aussi fortement rejeté par la critique et la production américaine va dès lors balancer entre son désir de patriotisme, d’héroïsme et sa condamnation des faits de guerre.

Tous les genres ont abordé la thématique guerrière : le péplum, le film historique, le film d’aventures, la science-fiction. Les réalisateurs américains se sont lancés dans de phénoménales représentations de la guerre en se mettant au service des forces armées. La Bataille de Midway (1942), réalisé par John Ford, stigmatise l’héroïsme du soldat, les valeurs du combat, de la victoire, du dépassement de soi afin de libérer le pays. Et nous retrouvons cela sous une forme différente, parce qu’il s’agit ici de mettre en avant un parti fasciste, une doctrine extrême, de l’autre côté de l’Atlantique, quand le régime nazi magnifie dès 1936, sous la caméra de Leni Riefenstahl, les valeurs martiales dans des documentaires où le combat reste au service de l’idéologie national-socialiste. Goebbels disait : « Plus les rues sont sombres, plus nos théâtres et nos salles de cinéma doivent les inonder de leur lumière. Plus les temps sont durs et plus l’art doit briller et s’élever pour être le consolateur de l’âme humaine ». C’est dire combien le régime nazi avait le désir non seulement de mettre en exergue la vaillance de l’homme mais de construire aussi une « culture populaire », une propagande qui passait par le divertissement et l’oubli de soi.

A contrario, le cinéma a bien souvent été le vecteur d’idéaux pacifistes même lorsqu’il traitait de la guerre et en particulier de la Grande Guerre. L’exemple le plus représentatif reste le film de Jean Renoir La Grande Illusion sorti en 1937 qui mettait en scène trois personnages aux antipodes les uns des autres. C’est pour le réalisateur, dans cette œuvre d’une grande humanité, l’occasion de désigner non pas l’homme mais la société dans laquelle il vit comme coupable et divisant les hommes.

Le 7e art a aussi beaucoup œuvré pour montrer le monde en guerre dans sa plus grande vérité et travaillé pour restituer la mémoire historique. Cela ouvre notre réflexion sur la véracité des faits, la recherche des documents, des situations. L’œuvre qui reste, peut-être, le meilleur exemple de la reconstitution fidèle de la guerre de 14-18 est certainement Un long dimanche de fiançailles (2004) de Jean-Pierre Jeunet. Le cinéma devient dès lors mémoire collective des hommes en restituant les moments clés de notre Histoire. Il est là pour inscrire dans nos mémoires individuelles les guerres vécues en les perpétuant à travers le filtre posé par le cinéaste.

La mauvaise conscience, la contestation, le désamour.

Cependant, le couple « Ciné-guerre » peu à peu s’effrite et se désagrège. Il n’est plus question de regarder la ligne d’horizon dans la même direction. La lune de miel se termine après la Seconde Guerre mondiale et surtout au moment où débutent et se closent les guerres coloniales. Les années 50-60 seront, pour le cinéma américain en particulier, le point de rupture avec le diktat de l’armée ou des majors. Le public lui aussi a changé. Rajeuni, il entre dans une forme de contestation de plus en plus violente envers des dirigeants qui développent et s’enlisent dans des conflits extraterritoriaux. Le cinéma devient dès lors le reflet de cette contestation en se renouvelant et en se recréant. En France, la Nouvelle Vague renverse les codes. Les réalisateurs François Truffaut, Louis Malle, Jean Rouche ou Claude Chabrol filment en se libérant des contraintes imposées par leurs prédécesseurs.

Cependant, s’il faut parler de la guerre d’Algérie nommée bien souvent à cette époque « évènements d’Algérie », peu de films français ont été tournés durant le conflit. Et quand cela fut le cas en 1954 avec le film de René Vautier, Une nation, l’Algérie ou celui de Jean-Luc Godard en 1960, Le Petit Soldat, la censure s’est vite abattue sur ces productions pour les laisser longtemps dans l’oubli. Il faudra attendre trois décennies pour que des films comme Élise ou la vraie vie de Michel Drach (1970) ou le magnifique documentaire de Bertrand Tavernier et Patrick Rothman La Guerre sans nom (1991) sortent sans entrave et soient vus par le plus grand nombre. Le cinéma français qui entretient un malaise latent avec la mémoire du conflit algérien, dénonce enfin ce que le gouvernement d’alors appelait « opérations du maintien de l’ordre ». En 2010, le documentaire de Yasmina Adi, Ici on noie les Algériens,brisera enfin cette mauvaise conscience, cette chape de plomb que l’État français faisait peser sur nos consciences et lèvera le voile sur des zones d’ombre, comme les exactions commises par le préfet de police de Paris en 1961.

Par ailleurs, c’est à Hollywood que le cinéma américain s’est politisé en contestant l’establishment. C’est dans Easy Rider (1969) de Dennis Hopper que la jeunesse américaine s’est reconnue et identifiée. Au-delà du désir fou de liberté, il y a celui de dénoncer toutes les guerres mais en particulier celle qui entache la conscience du peuple américain : le conflit vietnamien. Le cinéma s’en empare alors, après un curieux silence de quelques années, pour mieux le critiquer en en filmant les dérives et les horreurs. C’est alors que naissent dans les années 70 de grandes fresques épiques américaines. Si elles rencontrent un succès immédiat auprès des spectateurs c’est non pas qu’elles soient des œuvres sur le Viêt Nam mais parce qu’elles mettent en scène les États-Unis dans ses contradictions et sa complexité face à une guerre expansionniste que plus personne ne souhaite et qui entache la crédibilité d’une démocratie aux abois. Deux films phares répondent à cette inquiétude sur l’histoire des États-Unis et la relation que le pays entretient avec cette guerre honnie : Voyage au bout de l’enfer de Mickael Cimino et Apocalypse Now de Francis Ford Coppola sortis tous deux en1979. Il n’est plus question ici de gloire ou de fraternité mais de dénoncer l’humain dans ce qu’il a de plus sombre et de plus violent. Le désamour entre le cinéma et la guerre est prononcé.

Même un genre comme le western qui a toujours prôné l’héroïsme et la force du droit du plus fort entre dans une optique contestataire en se plaçant ouvertement du côté des Indiens décimés dans deux œuvres magistrales : Little Big Man d’Arthur Penn et Le Soldat bleu de Ralph Nelson sortis tous deux en 1970. Une ère nouvelle s’ouvre alors pour le couple « Ciné-guerre ». Une époque de remise en cause de la vision du monde, avec le sentiment d’avoir vécu une belle histoire d’amour mais qui s’est envolée, parce que la honte, le désir de paix ont remplacé l’amour du combat et le goût de l’héroïsme. Il n’est plus question de transiger, il s’agit de montrer tous les travers du conflit et les erreurs commises.

Renversement des valeurs : signe du temps.

Que dire alors du couple et surtout de la place de la femme, de son rôle, dans le cinéma de guerre ? Dans un premier temps celui-ci est relégué au second plan. C’est elle qui souffre à distance du conflit. Elle souffre lorsqu’elle est à l’arrière du front et on se souvient par exemple de ces quelques mots chantés par Catherine Deneuve dans le film de Jacques Demy Les Parapluies de Cherbourg (1963), lors du départ de son amoureux pour la guerre d’Algérie : « Mon amour je t’attendrai toute ma vie ». C’est dire l’importance psychologique qui entre dans la vie amoureuse du soldat au moment du départ et l’impact sur son mental et son action future dans le combat. Il vit alors un conflit à la fois externe sur le front et interne au plus profond de son intellect.

D’ailleurs, le cinéma des années 2000 va se concentrer et se resserrer sur les souffrances du jeune héros. La guerre le fragilise et parfois le rend inapte à la vie familiale et amoureuse de retour du front. C’est cela que montre Clint Eastwood dans son film magistral American Sniper (2015) qui, s’il continue à valoriser le courage en Irak du combattant, détruit par ailleurs la vision héroïque du soldat généreux véhiculé par le cinéma américain par le passé. La femme devient alors celle qui va consoler le soldat en état de désespérance en essayant de le ramener à sa vie familiale et amoureuse. Mais déjà les femmes depuis la fin des années 60 avaient montré combien leur rôle était crucial en particulier dans le cinéma français qui nous invite à porter un regard différent et nouveau sur la figure féminine dans la guerre. Ce fut le cas dans des films traitant de la Résistance. On peut ainsi se référer à des actrices qui ont incarné des femmes de l’ombre telles Simone Signoret dans le film de Jean-Pierre Melville L’Armée des ombres (1969) ou plus récemment Sophie Marceau dans l’opus de Jean-Paul Salomé Les Femmes de l’ombre (2008). Ici ce sont des héroïnes sacrificielles qui relèguent à l’arrière-plan la morgue de leurs congénères masculins dont la virilité guerrière disparaît au profit d’une grandeur d’âme exceptionnelle même si elle peut s’accompagner parfois de froideur et d’intransigeance.

Démineurs réalisé par Kathryn Bigelow (2008) © Summit Entertainment.

Les rôles s’inversent alors et l’on voit fleurir ces dernières années de jeunes interprètes femmes-soldats qui prennent la place des hommes et qui réussissent à surmonter les violences machistes et l’épreuve du feu avec succès. On peut citer à ce propos deux films français sortis récemment : Les Combattants (2014) de Thomas Cailley et Voir du pays (2016)de Muriel et Delphine Coulin qui illustrent ce renversement des valeurs et nous donnent une image totalement revisitée de la femme face à la guerre. Forte, toujours décisionnaire, déterminée, elle prend le pas sur l’homme soldat qui passe à son tour à l’arrière plan. S’il est à noter que le cinéma de guerre a été peu traité par les réalisatrices, depuis peu de temps, certaines d’entre elles montent à l’assaut et réussissent à réaliser des œuvres politiques, engagées, proches du documentaire. C’est le cas de l’américaine Kathryn Bigelow avec Démineurs (2008) et Zero Dark Thirty (2013), deux œuvres majeures qui projettent sur l’écran les conflits de notre planète en Syrie par exemple ou au cœur du terrorisme qui nous fait vivre la mort en direct de Ben Laden. Ainsi, la frontière entre le masculin et le féminin s’amenuise et ce qui était l’apanage des hommes dans le cinéma de guerre devient peu à peu celui des femmes. Le cinéma apparaît donc en même temps comme le reflet de notre époque et l’instigateur d’idées nouvelles tout en renouvelant le genre.

Le cinéma de guerre est un cinéma de genre, il a ses codes que nous reconnaissons ou que nous refusons mais qui a marqué des décennies de cinéma mondial. D’abord, parce qu’il est le reflet de toutes les guerres que l’humanité a dû subir, qu’il est à la fois un témoin et un révélateur civilisationnel. Mais aussi parce qu’il met à jour et développe une longue histoire d’amour entre les réalisateurs et le cinéma de genre qui ne s’est jamais interrompue même si elle a connu des hauts et des bas, de la passion ou du désamour.

Image à la Une © Les Combattants réalisé par Thomas Cailley (2014) © Nord-Ouest Films.

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