Véronique Hubert

L’endurante

Abolissant les frontières entre les arts, elle multiplie les projets en se jouant des catégories. Elle transforme ce qui lui a été transmis pour mieux le passer à son tour. Elle cultive la liberté de mélanger différentes sources, textes, matières ou images de manière poétique, drôle et intelligente.

Vous êtes dans une résidence au long cours à Bourges avec l’association Bandits-Mages, quels travaux menez-vous ?

Je suis en train de consulter les archives de soirées, d’évènements que j’organise depuis plus de vingt ans. Lors de ces soirées, j’invite des artistes de tous bords avec un protocole assez simple : vous avez carte blanche mais ne dépassez pas dix minutes pour faire une performance mais bien entendu, suivant les propositions, cette durée peut être dépassée. Dans ce travail de rétrospective, je fais un aller-retour entre mes propres archives et le corpus de vidéos, de matériaux, de Bandits-Mages pour construire un montage ainsi qu’une soirée de performances et concerts à l’occasion de l’inauguration des nouveaux locaux de la Friche de l’Antre-Peaux où seront notamment invités Fanny Adler et Vincent Madame. Dans le travail de chacun, je regarde quelles rencontres sont possibles à travers différents médiums, je cherche des correspondances – un mot qui m’a inspiré pour nommer cette soirée. Dans mes recherches, je trouve une correspondance à la fois humaniste et artistique.

Vous êtes une artiste pluridisciplinaire mais en ce qui concerne la partie photographique, vous travaillez depuis plusieurs années sur une série, Derrière, pouvez-vous nous en parler ?

Cette série, Derrière, est un travail qui compte énormément pour moi tant sur le plan artistique que personnel. Je demande aux gens que je souhaite photographier de choisir un objet quel qu’il soit, objet fétiche ou de tous les jours. Je prends en photo cet objet qui est mis au premier plan, donc net, alors que la personne en arrière-plan est elle, floue. Ce qui m’intéresse c’est de voir d’où l’objet est sorti, de quel univers et pourquoi il a été choisi. Par la suite, je demande à la personne de choisir la photographie parmi les différents clichés qui ont été faits avec moi car c’est un travail basé sur l’échange. On me livre – j’appelle cela une livraison – une part d’intimité car les gens me donnent aussi quelques mots qui expliquent leurs choix ; certaines histoires sont incroyables. C’est une démarche très intéressante au niveau social et culturel. Je cherche à voir une mosaïque de toutes ces personnes comme un autoportrait sur le temps que j’ai passé à faire des rencontres. Ma démarche n’est pas du tout égocentrique mais cela matérialise une partie de ma vie. Ce projet se finira quand je serai épuisée ou quand je ne serai plus là.

Je mets ce travail en parallèle avec un autre qui est une série de vidéos, Une page. Entre 1996 et 2001, j’organisais des soirées nommées Lectures ? pour aller à l’encontre des lectures classiques de la poésie. J’ai pu assister à des soirées de lectures que je qualifierais de traditionnelles car on écoute un texte qui est lu parce qu’il convient de le dire ainsi. Alors, même si les mots sont superbes, on s’ennuie assez vite, tout est très ampoulé. Une page est le contre-pied récent de mes propositions de soirées des années 90-2000. Je demande à ces mêmes artistes qui ont participé à Lectures ? (poètes, chanteurs, slameurs ou cinéastes) de s’emparer à leur manière d’une page de texte en le lisant face à une caméra. Encore une fois, je pénètre dans l’univers des gens, tout en prenant mon temps, et c’est avant tout une rencontre humaine. La vidéo n’est qu’un petit espace-temps et une performance qu’on me livre individuellement dans une grande générosité et dans une relation de confiance.

Culture de la crainte, techniques mixtes sur papier 50 cm x 500 cm (2018) © Véronique Hubert.

Est-ce que vous avez toujours aboli les frontières dans votre démarche ?

Complètement car je suis un caméléon, une emprunteuse. J’aime faire tomber les barrières. Un cinéaste peut autant me toucher qu’un poète, un musicien ou un plasticien. Je vois la différence de médium d’expression mais je ne vois pas la différence entre les arts. Je ne pourrais pas rester cantonnée à un seul domaine, je m’ennuierais.

Je pense qu’il faut être lucide. On change d’humeur, d’avis, chaque jour on remet les pendules à l’heure. Notre « je » est fait de conglomérats, d’emprunts à d’autres. On puise, on fractionne, on récupère, on reconstruit. On a une mémoire du corps et de l’esprit mais chaque jour est inédit et on essaie de faire avec cela. Chaque artiste a une orientation, une sensibilité mais est construit de plein de morceaux qu’il va recracher sous une forme ou sous une autre. On n’est pas une chose mais toutes choses possibles ; il n’y a pas un chemin mais tous les chemins. C’est très important parce que c’est libérateur. On m’a souvent dit qu’il fallait que je choisisse entre organiser des soirées, faire des performances ou faire des vidéos comme s’il fallait entrer dans une seule et même catégorie mais cela n’est pas possible. Par exemple, je continue d’enseigner tout en sachant très bien qu’être à la fois artiste et professeur apparait comme presque incompatible car un « vrai » artiste n’a que cette seule activité. Il faut mettre cela de côté, le surmonter et même si ce n’est pas toujours facile, il faut s’en détacher et tenir.

Quelle place tiennent l’enseignement et plus largement la médiation culturelle dans votre vie ?

Je me nourris de ce travail dans l’enseignement. Quand on a affaire à de jeunes gens, à la vie, à ce que l’on entend de la rue, de la société, il y a un retour et un vrai échange quand on sait écouter, donner et recevoir. Être enseignant c’est un peu comme être dans une forme de théâtralité car il faut amener les élèves à entendre et à écouter. A priori l’art ne sert à rien, l’art contemporain est facile et tout le monde peut le faire mais toutes ces notions sont à défaire en faisant preuve de pédagogie. Les plus jeunes sont beaucoup plus permissifs s’ils arrivent à replacer l’art dans un enjeu du monde. Grâce à leur ouverture d’esprit, ils arrivent à avoir confiance en eux et développent un sens du regard. Tous ne peuvent être touchés de la même manière mais il faut garder une certaine utopie.

Utopia contre/mur Citadelle de Belfort (2011) © Musée des Beaux-Arts de Belfort.

En parlant d’utopie, vous avez créé un personnage, la fée Utopia, que représente-t-elle ?

J’ai puisé mon inspiration dans l’image générique de la fée, celle de Disney, qui est légèrement sorcière mais qui est aussi à la mode des années 30, un peu séductrice, sensuelle et objet de désir. C’est une fée qui va essayer de préserver un certain ordre. Elle est audacieuse et affirmée, elle prend des décisions, s’impose, n’a pas de codes de soumission ou de mise en retrait. Elle rentre dans un cube qui est presque une carapace et va foncer et défoncer pour essayer de comprendre. Elle laisse une trace de son acte. C’est une acceptation du réel, de celui auquel on se cogne.

Cette fée est aussi totalement engagée dans le féminisme que ce soit dans ses positions, sa posture, sa colère. Ce côté absurde et burlesque n’est pas du tout du masochisme ou de l’autodestruction. Il veut plutôt dire qu’il faut se bouger soi-même, se mettre en danger, se modifier et se dire. Je suis persuadée qu’il faut continuer à se réinventer face à la violence du monde. Si le monde était idyllique on n’aurait peut-être pas autant de volonté de création. L’être humain est une machine à peur et à imagination, il créé par peur car il a besoin de s’inventer quelque chose face à un cataclysme.

Que signifie le mot trace pour vous ?

Laisser une trace peut être très négatif, quelque chose de très animal parce c’est un signe biologique. Dans notre système humain, tout est fiction, on invente le monde, on laisse un signe parfois cabalistique, mystérieux comme quelque chose qui reste après un passage. Les traces sont matériellement toutes ces transmissions que j’ai assimilées grâce à des enseignants transmetteurs qui ont su diffuser un savoir qui m’a construite mais aussi la fréquentation des musées, bibliothèques, galeries, tous les lieux finalement où l’histoire se bricole au travers d’objets conservés, de livres et d’images consultables. Il y a aussi toutes ces histoires chuchotées par des artistes, âgés ou jeunes, avec qui j’ai arpenté les expositions. Tous ces cerveaux vivants et morts m’ont communiqué des données qui sont ces traces.

Depuis toutes ces années j’ai fait de tout cela une matière, un motif qui s’emmêle dans ma recherche que ce soit avec des citations de poèmes, de paroles d’artistes et écrivains ou des détournements sonores d’enregistrements et de musiques. Malgré tout je ne perds pas de vue le poids de la culture qu’Hannah Arendt suggère dans La crise de la culture. Je me suis construit une paire de sandales pour ma fée Utopia, liée à cette notion héritage de la philosophie qui nous « fait sauter à pied joint entre le royaume de la nécessité et celui de la liberté » : sur la droite on peut y lire productivité/nécessité et sur la gauche, possibilité/liberté.

Notre existence est une oscillation entre cet héritage que l’on subit parfois (productivité/nécessité) et le hasard qui nous contraint à la création inédite (possibilité/liberté). Il est un savoir riche dans un sens, mais il est aussi un étouffement de traditions qui nous freine et nous contraint aussi, ce que les avant-gardes et les artistes libres chahutent et dépassent perpétuellement.

Image à la Une © Olivier Degorce.

Kristina D'Agostin

Rédactrice en chef de Carnet d'Art • Journaliste culturelle • Pour m'écrire : contact@carnetdart.com

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