Quand on est binational, les passages de frontières peuvent constituer des moments de flottement identitaire, nuancés, selon la couleur du passeport.
Enfant, je voyageais avec mes parents, et uniquement pour me rendre en Tunisie pendant les grandes vacances. La balance au milieu du salon pour la pesée des valises signalait un départ imminent, à ma plus grande joie ! À cette époque, je ne me souciais pas de savoir quelle était mon identité, d’ailleurs je n’en avais pas la moindre idée. Le vert paradis de l’insouciance identitaire.
La première expérience de questionnement s’est produite lors d’un voyage scolaire en Angleterre. J’étais au collège, en classe de 5e et je n’avais pas encore ma nationalité française, obtenue quelques mois plus tard quand j’atteignis l’âge de 13 ans. C’est donc avec un passeport vert, tunisien, assorti d’une « autorisation de sortie du territoire » que je me présentai aux douaniers. Alors que tous mes copains passaient le poste frontière, on me demanda de patienter. On me fit comprendre que « sans visa » : « no way ». L’Angleterre, si proche, me parut alors très lointaine. Après d’âpres négociations entre mes professeurs et les douaniers, je finis par rejoindre ma classe dans le ferry. C’était en 1988, le tunnel sous la Manche sera inauguré six ans plus tard.
Quand je me rendais en Tunisie, sans mes parents, il fallait montrer mon passeport vert et baragouiner en tunisien pour gagner ma place au soleil. Si j’avais le malheur de répondre en français, le visage du douanier tournait vite au vinaigre. Par contre, au retour en France, c’est mon passeport bordeaux que je devais présenter. Patte blanche.
Lors de mon premier voyage en Égypte, alors que, naïvement, je présentai mon passeport français, on me demanda mon origine et si j’avais bien mon passeport tunisien avec moi. Accompagné d’un rappel à l’ordre du douanier égyptien : « N’oublie pas que tu es arabe et musulmane. Bienvenue en Égypte ma sœur ! ». Quelle allait être mon identité pendant cette année universitaire au Caire ? Franco-Tunisienne ? Française ? Arabe, musulmane ? Un peu de tout cela, dans un subtil et savant dosage, en fonction des circonstances ; parmi elles, ce passage de frontière entre l’Égypte et Israël. Là, je n’étais pas française ni même « bi » mais d’abord tunisienne… donc possiblement pro-palestinienne étant donné que la Tunisie a été le pays d’accueil de l’Organisation de Libération Palestinienne. Même si on m’interrogea longuement sur mes raisons d’être ce que je suis : étudiante en langues orientales « arabe-hébreu », je finis par être « libérée ». Les douaniers israéliens gardèrent mon sèche-cheveux, comme un souvenir… Allez savoir s’il ne constituait pas une menace ? Found in translation !
Noir, vert, bleu, rouge, bordeaux… Le passeport en dit toujours plus long que toutes les questions philosophiques ou psychanalytiques se rapportant à la question de l’identité. Un passeport dit ce que vous êtes au douanier à qui vous le présentez et, plus largement, à toute la nation dans laquelle vous vous apprêtez à fouler le sol.
Je repense avec émotion à ce jeune malien de 14 ans retrouvé mort sur une plage italienne. En guise de passeport, il avait cousu son bulletin de notes dans le revers de son pantalon. Avec quelles attentes avait-il, avec tant de soin, caché ce document si précieux pour son futur, qui montrait ses qualités, ses aptitudes scolaires, dont il pensait qu’il lui ouvrirait les portes d’une école italienne ou européenne, et désormais réduit à quelques pages imbibées d’eau ?
Photographie © Rim Laredj.