Un train pour nulle part

Il arrive que l’on soit sur le quai d’une gare à espérer secrètement que le train n’arrive jamais. On croise les doigts, mais il finit toujours par s’arrêter devant nous. Las, on grimpe à l’intérieur et il nous emmène loin des autres, ne laissant que des souvenirs s’étiolant au fil de l’éloignement.

Je tenais vraiment à vous raconter la personne fabuleuse qu’était ma grand-mère. À peu près au milieu de son visage délicatement ridé, se trouvaient deux yeux bleus vifs, avec ce je ne sais quoi de mélancolique en eux. Elle a d’abord connu la faim, à laquelle s’est greffée la guerre, puis de nouveau la faim, quand les hommes ont cessé de s’entretuer. Malgré le manque et la dureté de la vie, ma grand-mère a toujours porté sur elle cette fierté de vivre. Vraiment, elle avait de l’allure. À chaque fois que nous nous rendions chez elle avec mes parents, nous la trouvions toujours dans la même posture. Installée dans son fauteuil à bascule, qu’elle faisait osciller d’un mouvement très léger, mais régulier, avec un pied en dessous de l’assise et l’autre qui imprimait le mouvement. Ses yeux étaient toujours tournés vers la fenêtre, laissant entrapercevoir ce soupçon de tristesse infinie qui se reflétait dans ses pupilles. Elle avait cette attitude dramatique propre aux grandes actrices de cinéma, et moi, j’adorais cela. Quand vous croisiez son regard, l’espace d’un instant, c’est comme si elle vous indiquait qu’elle ne se plaindrait jamais, tout en vous dévoilant juste assez de faiblesse pour vous signifier l’immense tristesse, héritée d’une vie de dur labeur. Malheureusement, l’horloge du temps est implacable, et peu à peu, son regard s’est voilé. Aujourd’hui, il ne reste que deux billes bleues un peu ternes. Quel terrible sentiment que de voir un proche devenir peu à peu un étranger. Son identité, ce qui faisait d’elle une femme à la fois forte et fragile, une battante qui pleurait seule et en silence quand la maison était vide, a disparu au fil de la maladie.

Auparavant, il ne se passait pas un jour sans qu’elle n’évoque ses racines, cette terre ancestrale qu’elle a travaillée comme ses aïeux avant elle et sa fierté d’avoir une si belle famille autour d’elle. Je me souviens des soupes à l’oignon dont l’odeur emplissait la ferme des heures avant le repas, des rires de la famille, de la manière dont elle s’emportait, un peu pour l’exemple, c’est vrai, quand mon grand-père s’amusait à la faire enrager, tout en me lançant des clins d’œil complices avant de passer à l’acte. Je me souviens aussi des contes russes qu’elle me lisait le soir pour m’endormir. Elle mettait un point d’honneur à faire les voix de chaque personnage, même si elle butait parfois sur les mots. J’ai en mémoire le vent dans ses cheveux grisonnants, toujours aussi beaux et légers malgré les années passées, et la manière dont elle s’habillait, faisant de son mieux pour paraître impeccable. Il m’arrive encore aujourd’hui de repenser immédiatement à elle, quand je sens un parfum de fleurs fraîches dans l’air environnant. C’était son odeur, son identité olfactive, et elle me ramène tout de suite en enfance. C’est ma madeleine de Proust à moi. Malheureusement, ce qu’elle a été s’est étiolé, au fur et à mesure de la progression du mal et de l’écoulement du temps. Très vite, il n’est resté que des traces fugaces de la femme qu’elle fut.

Malgré les années, j’ai fait en sorte d’aller la voir le plus souvent possible dans sa vieille ferme, puis dans sa maison de retraite, qu’elle avait dû intégrer la mort dans l’âme, faute d’autonomie suffisante. Puis est arrivé ce jour tragique, celui tant redouté où elle ne m’a plus reconnu. Pourtant, en entrant dans sa chambre, c’était son regard mélancolique qui m’avait accueilli, celui qui a accompagné mon existence jusque là. Elle m’avait souri et spontanément, m’avait demandé si je connaissais son petit-fils, Alexei. Sans me laisser le temps de répondre, comme presque consciente du train de la maladie qui allait l’emmener à nouveau loin du réel, elle avait enchaîné, en m’expliquant à quel point elle était fière qu’il s’en soit sorti malgré la vie dure, ici, en Russie. Fière et les joues légèrement rougies par le fait de partager une indiscrétion avec un inconnu, elle m’avait décrit la manière dont il passait la main dans ses cheveux en râlant lorsqu’elle le taquinait sur ses relations amoureuse. Elle m’avait ensuite montré une photo de lui, insistant bien pour que je la regarde en détail, et en me disant que je gagnerais peut-être à le rencontrer tant il était bon avec les autres.

Vraiment, il m’est très difficile d’exprimer l’immense douleur que j’ai ressentie à ce moment-là. Devoir continuer à faire semblant, tout en retenant d’énormes larmes dans mes yeux, m’était tout bonnement impossible. Lâchement, j’ai prétexté un appel pour prendre congé, et je ne suis jamais retourné dans la chambre de son hospice. C’était clairement au-dessus de mes forces de voir ce qu’elle a été disparaître définitivement dans les limbes d’un cerveau en déliquescence totale. J’envie les certitudes de ceux qui savent d’emblée ce qui est bien ou mal en jugeant les actions des autres. Mais je sais au fond de moi que l’identité de ma grand-mère restera celle qui est gravée dans ma mémoire. Jusqu’à ce qu’elle aussi s’effrite, faisant alors disparaître à jamais le souvenir de ma tendre baboulia.

Photographie © Rim Laredj.

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