Voyager dans le vide en soi avec Le Poisson-scorpion de Nicolas Bouvier.
Dépouillement. Long, laborieux dépouillement. Se défaire de ses peaux étrangères. Lâcher prise : dépossession des réflexes construits, des défenses apprises trop tôt. Se dépouiller dans le vent. Détruire encore. Retrouver l’innocence. Brûler les vêtements anciens. Devenir pur, de plus en plus pur. Offrir son être amaigri, ouvert, audacieux. La déglingue est un feu. Déglinguer tous les extérieurs mal intégrés. Se recroqueviller sur l’infime, sur l’éclatant. Irradier. Pulvériser tout ce faux. Se méfier de tout ce qui est emprunté. Renouer avec son désir propre, son désir d’enfant, son désir de vie. Danser. Ne plus se défendre. Voyager. Écrire.
Nicolas, tu es un voyageur. Tu quittes ta niche genevoise et ton enfance trop sage, et la Fiat Topolino glisse, anodine, défriche des paysages étranges et lumineux : Yougoslavie, Macédoine, Turquie, Iran, Afghanistan, Inde ; et Ceylan où ta lumière s’obscurcit. L’Extrême-Orient aussi. Tu t’uses dans le sel des routes pour nous apprendre à user du monde : « J’ai rasé ce matin la barbe que je portais depuis l’Iran : le visage qui se cachait dessous a pratiquement disparu. Il est vide, poncé comme un galet, un peu écorné sur les bords. Je n’y perçois justement que cette usure, une pointe d’étonnement, une question qu’il me pose avec une politesse hallucinée et dont je ne suis pas certain de saisir le sens. Un pas vers le moins est un pas vers le mieux. Combien d’années encore pour avoir tout à fait raison de ce moi qui fait obstacle à tout ? Ulysse ne croyait pas si bien dire quand il mettait les mains en cornet pour hurler au Cyclope qu’il s’appelait « Personne ». On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rendre comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. On s’en va loin des alibis ou des malédictions natales, et dans chaque ballot crasseux coltiné dans des salles d’attente archibondées, sur de petits quais de gare atterrants de chaleur et de misère, ce qu’on voit passer c’est son propre cercueil. Sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu ? Devenir reflet, écho, courant d’air, invité muet au petit bout de la table avant de piper mot. ». Tu te colletes au monde pour qu’il t’érode, que de toi, il ne reste plus rien. Et l’écriture, c’est la même chose : « un exercice de disparition ». Tu veux n’être Personne. Mais Ulysse est orgueilleux ; et puni. Tu te tues pour vivre.
C’est beau quand le monde est beau, quand il est plein, coloré. On s’oublie allègrement et on s’en saisit, on l’effleure, on l’étreint, on le caresse, on le galoche ; on le chevauche sans selle. Mais il arrive que le monde soit aussi friable que les mots, que son ensorcellement soit maléfique, qu’il « se retire et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi ». Le néant, alors, domine. Dehors, dedans. Partout. Le monde comme les êtres sont inoculés par la mort ; frigides, bouillis, lessivés. Asphyxiés de l’intérieur. Air lourd d’un orage dont l’œil est immobile. Tu es tombé, Nicolas, dans cet œil. C’est une « zone de silence », c’est Ceylan.
Pouvoir insulaire, Ceylan t’enferme. Te fascine comme est fascinée la proie d’un serpent à la danse hypnotique. Ceylan : la rupture avec Manon. Elle était scorpion, tu es poisson. Ceylan : immobile de mars à novembre. Ceylan : l’appel de la folie, l’expansion du vide. Loin de la chambre rouge et suisse où tu écriras, la chambre bleue où tu te noies, où les feuilles collées au mur restent trop blanches. Tu devais arriver là ; là où la solitude devient insupportable. Plus rien ne s’écrit, et avant longtemps : Ceylan résiste. Tu auras mis vingt-trois ans à pouvoir t’en sortir. Neuf mois vont incuber vingt-trois ans à la recherche d’une issue, d’une langue pour se dire, de pages où se répandre, se solidifier, s’exorciser : cent soixante-trois. Ceylan t’a éparpillé. L’île poisseuse aux autochtones indolents, hiératiques, chrysalidés à l’arak ou au cannabis, enferrés dans la magie noire t’a rendu à l’informe. Tu ne voyages plus, tu ne t’oublies plus, tu es renvoyé à cette masse noire et compacte que chacun porte en soi : chaos ou trou. L’informe et le néant sont identiques avant le Big Bang. L’explosion, c’est Ceylan. La guerre, c’est Ceylan, où tu regardes, au fond de la nuit ancestrale, l’ancestral combat entre les termites et les fourmis. Seul, l’infime, le minuscule ressemble ici à du vivant, te tient compagnie, maintient tes nerfs en mouvement. Ces insectes, comme des lettres qui se carapatent, ne peuplent-ils pas seulement tes hallucinations ?
« Il y a des choses dont il faut se débarrasser en les mettant en forme. Ensuite elles sont prises dans la forme. C’est comme un démon qu’on enferme dans une bouteille. (…) Il y a une sorte de malheur résiduel, un noyau central noir que je ne suis pas arrivé à faire fondre. » Puisque le réel cinghalais est gluant et sorcier, il faut lui opposer tes propres fictions : une épicière amoureuse de son poisson-scorpion, animal fabuleux, hérissé de piquants, irisé de pigments, un crabe qui salue de la pince, un scarabée bousier devenu l’ami ; le « padre », prêtre fantastique, apparition dont tu tiens vainement la soutane puisqu’il lévite jusqu’à la lune. Musée des amis imaginaires qui, un à un, seront une prise pour remonter du fond du puits. Tu voulais, Nicolas le téméraire, vaincre ton ego, ce « qui fait obstacle à tout », et retrouver la chair du réel mais le monde ne se donne jamais. Il résiste en se vidant. On se disloque à vouloir se liquider pour lui. Renverse la table : le monde, tu l’inventes. Du fond de ton néant intime, tu reconstruis la fiction du monde. « Aucun besoin que la Galle de mon livre ressemble à la réalité, elle doit ressembler à ma réalité d’aujourd’hui. »
Retenus là, piégés ici, fuis ailleurs, éclats au gré des chemins, projetés hors de soi, brisés à l’intérieur, fragmentés dans les rêves, dans les nostalgies, pulvérisés dans des présents télescopés, bouts distribués dans des mains aimées, dans des mains ingrates, résidus de phrases étoilées, fissurés de partout, identités fractionnées, répandues, dilués, écartelées, insensées, démembrés, tranchés par des centaines d’incidences, d’accidents, bribes d’êtres mal foutus, disjoints, névrotiques : jouons ! Ramassons les pièces éparses et rassemblons-les. Nous sommes allés jusqu’au sang qui s’épanche torrentiel, jusqu’à la crise comatique, on a touché – il le fallait – on a léché le sol calciné à l’éther du grand néant universel, originel, primitif, essentiel ; la loi de la loi. On est entré dans le corps divin du monde, ce trou béant, et on en a déchiré le voile, on l’a dépecé. Il faut bien aller au bout. Il faut en revenir. Jouons aux petits chimistes. Précipitons ensemble les miettes par le tracé de l’encre et imaginons, démiurgiques, le sublime corps fictionnel. Nous avons découvert que la page était creuse et ontologiquement blanche, que notre liberté est là, que notre pouvoir est de la noircir de notre être renouvelé. Nos outils polis, lavés, décontaminés, nos surfaces étendues, aplanies, redevenues vierges, créons nos fictions. Plus de Nicolas et plus de monde. Il ne reste qu’un narrateur et une histoire.
Et tu quittes l’île et sa zone de silence. Pour les idéogrammes heureux du Japon. Même si ton ombre reste là-bas, vingt-trois ans sans toi. Sur les murs de ta chambre rouge, les mots finiront par prendre forme, tes fictions te recoudront, et pour un temps – ce travail est perpétuel – tu réconcilieras le dehors et le dedans. Tu te seras inventé Nicolas : il n’y a peut-être aucune autre façon d’être soi. Et à partir de ce soi, sans plus se fuir, le monde se réouvre. Aux pouvoirs de division que l’écriture maudite exerce avec d’autres, tu opposes la vérité des fictions ; une écriture qui délivre.