Opaline, l’eau était montée. Depuis longtemps, la guerre avait cessé. J’étais devenue grosse et vieille. J’en imposais. Voix lyrique. Je n’étais plus qu’une énorme caisse de résonance. J’avais chanté dans tous les opéras. Une attraction que j’étais devenue, un phénomène de foire. J’ai porté les longues robes noires, miroitantes dans la lumière des projecteurs. Dans des décors antiques, dans des châteaux bretons ou des palais florentins, tous les costumes m’ont travestie : oracle, prêtresse, guerrière viking. C’était pourtant toujours le même chant. La flamme s’était amenuisée. Le cynisme m’avait gagnée et avait mis sous chape l’irradiant feu qui palpitait en moi. Pourtant, je fascinais les foules des spectateurs venus écouter le même chant, un chant inaudible, un chant arabe. Ils n’en comprenaient rien mais se dressaient, ondulaient, hypnotisés comme les serpents des fakirs. Ils étaient ahuris, abêtis par un mystère qui les dépassait. L’air se faisait lourd. Ces hommes dont les oreilles sifflaient encore des coups de canon, ces hommes devenus muets, dévastés, troués fermaient leurs yeux troubles. Hypnose collective. Ma voix pénétrait en eux. Elle abolissait le temps, figeait les souvenirs. Puis ces hommes reprenaient leur chapeau délicatement posé sur l’accoudoir du fauteuil en velours rouge, le fixaient avec exactitude sur leur tête et sortaient par les portes à battants. Ils regagnaient la rue, le bruit, montaient dans des autobus ou des taxis, amnésiques. Et moi, je regagnais la coulisse, sans visage et sans voix. J’étais l’augure que la vie ne visite que sur scène. En dehors, je suis sans existence.
Ce chant me hante et lui je l’ai perdu. Je cours les foires, les opéras, je chante, pour les vétérans. Et quand ils déchirent leur ticket et sortent dans la rue, je suis sans visage et je suis sans voix. Je l’ai perdu. La pluie était tombée, la nouvelle de son départ pour le front, nous qui en étions si éloignés. Et l’eau a commencé à monter. Je me suis évadée, j’ai chanté à m’en époumoner et me suis réfugiée dans les théâtres des villes illuminées. Et plus on allumait les chandelles des lustres de cette vie de carton, plus je sentais ma flamme vaciller. Cohortes d’hommes gris, en ville, en procession, agglutinés autour de monuments dressés, babéliques, aux centaines, aux milliers de noms impeccablement gravés, alphabétiquement ordonnés. Des milliers, les sacrifiés. Des milliers, les revenus, les revenants, les amochés, les silencieux. Ceux-là, la boue, ils l’avaient encore collée sous les souliers, jusqu’aux genoux, à vie.
Les combats avaient assemblé les hommes, cousu les individualités sous un même manteau. Plus que compagnons, plus que frères, ils étaient devenus la même matière. Foule unie dans le rituel. Vaguement humaine, absente, grise, irrémédiablement. Ces hommes-là avaient tout vendu : les rêves, l’intégrité, leur voix, les souvenirs du passé, un devenir ; au grand hypnotiseur qui les berçait comme la lune les marées. La ville est un cimetière qu’inondent ces feux follets sans histoire, ses rues sont sans cesse tapissées de ces êtres qui ont instinctivement oublié la vie, errant spontanément et collectivement : collectivement. Flot d’automates que pourtant tout émeut : indistinctement. Et sans manifestation visible. Qu’ils étaient réceptifs, réceptacles troués, ouverts au seul présent, à l’émotion la plus immédiate. Des vibrations muettes traversaient la masse : une pluie fine les rendait offerts aux éléments, les parfums des échoppes les arrêtaient, transis, un chant les saisissait, mon chant. Mon chant comme vestige de l’individu, comme résistance à la marée.
Mais le gris de leurs chemises, le gris de leurs yeux vides commençaient à grignoter la bigarrure de mes robes de scène, bigarrure équivoque. Quelque chose de leur absence, son absence, se fichait dans mon âme. Ce monde las ne résistait plus, l’eau envahissait tout. La terre s’était réduite à quelques îlots, des villes sans racine, suspendues, menacées des vagues. La pluie continuait sa grande œuvre d’anéantissement.
Je fatiguais aussi.
On croit pouvoir se choquer avec le monde. En venir à bout. Lutter. Mais on se trompe. On s’arrange de nos faiblesses, de nos lâchetés. On négocie sans cesse, avec la fierté crasse des faux sauveurs qui reviennent avec un improbable accord de paix. On croit pouvoir se choquer au monde mais sans vague. En venir à bout mais sans crime. Lutter mais sans s’épuiser. On veut la mort, l’héroïsme, la mort sans puanteur, la mort sans cadavre suintant. On veut une mort de carte postale et on se traîne indolents, excessivement plastiques. Le monde absorbe tout. Le monde et nous sommes trop flasques. Pas de choc. Le monde marche, vous le suivez. Je laissais le temps s’égrener lentement, sans moi. Je ne croisais plus que des yeux vides, des êtres dilués.
Je veux la vie.
Photographie à la Une © Alison McCauley / Dalam Images.