Lontskogo

On progressait dans l’enceinte de la prison, empruntant des escaliers cernés par un grillage rouillé. Oleg me montrait les cellules aux parois matelassées, où l’on enfermait les détenus affectés de problèmes psychiatriques. Dans une salle, il y avait des photographies de femmes enterrant leur mari, leur frère, leur père ou leur fils – fusillés contre le mur de la cour. Ce mur-là que je pouvais voir à travers la fenêtre… Elles venaient chercher les dépouilles aux chemises maculées de sang, leurs corps criblés de balles. Ces photographies de mauvaise qualité, en noir et blanc, étaient atroces et stupéfiantes. L’une d’elles représentait une scène d’exécution ordinaire : une dizaine de cadavres étendus sur le sol de la cour, les uns près des autres, comme s’ils se tenaient la main… Et à deux pas de ces corps inertes, un groupe de condamnés qui attendaient en costume noir, debout, leurs yeux tournés vers les morts à leurs pieds. Les vivants à la verticale, les fusillés à l’horizontale : dans les yeux noirs des premiers se lisaient le renoncement, la peine, la peur, tandis que sur le visage des morts se déposait une lumière pâle, comme un suaire, un lambeau de soleil… D’autres photos montraient des fosses communes remplies de cadavres pêle-mêle, avec des hommes en guenilles qui se tenaient sur le rebord de terre noire : tous avaient un mouchoir sur le nez, tandis que des femmes au visage couvert d’un châle chassaient les mouches à l’aide d’un journal, époussetaient la terre sur les habits des victimes. Sur un autre cliché jauni, une jeune femme très belle, en robe blanche et aux longs cheveux épais, portait la main à sa poitrine ; elle avait le visage fendu par la souffrance.
Elle semblait avoir trouvé le cadavre recherché dans le charnier.

Je déambulais au milieu de ces funestes photographies qui me serraient le cœur. On ne pouvait pas sortir de l’image. Elle faisait de nous des prisonniers de l’histoire. Je me suis arrêté devant un cliché représentant un homme voûté, vêtu d’une tenue grisâtre, à genoux, attendant qu’un officier de la Gestapo vienne lui loger une balle dans la nuque. Un autre près de lui, agenouillé aussi, avait le visage tuméfié, les yeux noirs et les joues bleuies par les ecchymoses. J’ai arrêté de regarder ces clichés ; le téléphone portable d’Oleg a sonné et il s’est éloigné pour répondre. Seul dans l’enceinte de la prison, j’errais en silence, empruntant des couloirs sinueux et ouvrant des cellules au hasard dans un bruit grinçant de charnière métallique, puis je suis descendu par les escaliers jusqu’au sous-sol. C’était comme si le noir m’attirait, me happait, comme si j’étais guidé vers ces ténèbres et les profondeurs du crime. Il n’y a aucune lumière. Le sol est humide, glacial, les trainées de salpêtre rampent sur les parois. En face de moi, une cellule sans soupirail est ouverte. Appuyée contre le chambranle, dans l’obscurité, une silhouette se dessine presque, avec son visage décharné en clair-obscur, squelettique… Je m’approche : l’ombre a reculé dans la nuit pour disparaître. Tout au long du couloir, les ombres glissent leurs têtes osseuses rongées par la barbe, où de lourds yeux noirs se perdent dans leurs orbites. Elles reculent, s’évanouissent à mon approche… Je fais quelques pas supplémentaires avant de pénétrer dans l’une des cellules… Je distingue mal le recoin des murs, j’aperçois soudain les formes grossières d’un lit avec ses lattes en fer et ses barreaux verticaux ; mes yeux s’habituent à la pénombre. Il n’y a aucune fenêtre. Le béton est partout, il entre et coule jusqu’en nous-mêmes… Je suis là, seul, assis sur les barres grinçantes de ce lit d’époque. Je n’arrive pas à effacer de mon souvenir les visages sur les photographies. Toutes ces miettes de vie écrasées par l’Histoire… Sur la paroi en face de moi, à un mètre seulement tant les cellules sont exiguës, je déchiffre des traits, des croix, des mots gravés en cyrillique, signalant sans doute des jours de détention, des noms de femmes et de frères aimés. Dans l’encadrement de la porte, les fantômes et les chimères de la prison passent encore leur tête comme des animaux apeurés.

Extrait de Pysanka, roman paru chez Carnet d’Art Éditions.

Photographie à la Une © Thierry Clech.

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