Boîte noire

Tais-toi, je sais ce que tu penses. Ma gorge s’ouvre sur le vide, gobe du silence. Je suis immobile face au miroir, frissonnant, comme une ombre qui se réfléchit trop nettement. Je suis muet, flasque et blanc, désagréablement nu sous la lumière des néons, dressé seul sur la stèle des contemplations. L’air est dense autour de moi, le fréon se condense, irradie de sa chaleur synthétique les pores ouverts de ma peau. Ta voix court quelque part, danse sur les ondes, distendue elle aussi dans l’atmosphère, elle s’échappe de ces lèvres que je ne vois pas, lèche mes oreilles, s’immisce en moi. Mon cœur, lui, se resserre, il ne saigne plus, se consume en quelques pulsations, attend patiemment son zyklon. Boum. Une nouvelle explosion. La soupape du chauffe-eau claque régulièrement. Tu grésilles dans le téléphone, tu me parles de changement.

Tais-toi, je sais qui je suis. Je suis un agencement variablement complexe de molécules, d’atomes invisibles qui s’amoncellent dans le reflet, qui interagissent ensemble, par centaines, par milliards, qui échangent des données, sans effort, sans guerre, sans connaître l’évidence de leur mort. Ils se construisent en silence, me définissent obstinément, prétendent incarner l’être, réactions chimiques partiellement humaines, métabolisme nerveux qui à nos âmes s’enchaînent. Je t’écoute sans rien dire, attentif aux oscillations sourdes de ta voix. Je t’imagine dans ton appartement vide et analyse les réactions de l’homme face à moi. Il tremble, perdu dans l’inconsistance, parfaitement adapté à l’inaction. Je t’imagine à des centaines de kilomètres de là. Je peux voir tes lèvres s’arrondir, tressauter dans l’air, ta bouche qui aspire – prononce peut-être – et crache seulement des phrases, des mots, des lettres. Les paroles s’accumulent, les minutes s’étirent et je fantasme sur ton visage, je le vois se durcir, devenir glabre, terne, marbre, buté, sérieux, familièrement ovale, déterminé, complaisant et tous ces putains d’adjectifs que je t’écrivais avant.

Tu devrais fermer ta gueule, je fatigue. Mon cerveau se congestionne, harcelé par le dérèglement de tes respirations, trop faibles, trop lointaines, un souffle épuisé que je sens presque sur ma joue, que je ne comprends pas. Pourquoi aurais-je besoin de comprendre ? Il suffisait que je t’écoute, que je t’embrasse, que je t’admire, que je t’aime, à l’aurore et au crépuscule, que je t’imagine en rêve, te fantasme, te baise, te lèche, te pénètre dans ton essence. Mais tout ça, c’était il y a bien longtemps n’est-ce-pas ? Tu me dis que l’amour n’existe pas, que je serais mieux sans toi. Une alarme retentit dans la rue, un feu s’allume dans l’obscurité et projette mon ombre sur le sol carrelé. Des sentiments s’éteignent dans un corps, des caresses s’épuisent dans le vent, sans portance, orphelines de ta présence. Et la promesse des nuits à venir, vides et longues, comme l’existence. Oui, bien sûr, c’est la meilleure chose à faire. Invoquer la raison pour museler les pulsions. J’acquiesce sans broncher. C’est la suite logique. Après tout, tu n’as jamais eu beaucoup d’imagination. Moi en revanche, j’arrive à me projeter, à t’incruster dans le reflet, à mes côtés. L’atmosphère est saturée de grésillements, de bruits étranges, ta voix et mon sang qui pulsent inutilement. J’écoute la musique parasitée de ton oubli. Elle est belle, triste évidemment, à la fois brûlante et glaciale, comme l’espoir qui coule sur le fil d’une lame. Les nuances sont innombrables, se figent dans mes tempes, en suspension sous la brume de mon crâne. Tu t’essouffles à trop pardonner. Est-ce l’émotion ? La rage qui fait vibrer ta voix ? Ici, seul et enfermé entre ces murs trop blancs, trop grands, j’essaie de me détacher, de me transposer en ton endroit, ce lieu inconnu où je ne suis, ne serai pas. Tu évolues sur un parquet léger, flottant, ta progression est souple, bercée par le grincement des lattes de bois. Les sons me parviennent déformés dans la synthèse du haut-parleur. Tu discours sur la fatalité, sur la condition du bonheur, sur son impossibilité, sur notre stupide faculté à espérer, sur notre mort aussi et son aberrante facilité. J’entends tes prédictions comme une parole d’Évangile que j’intègre, que j’avale, que je digère mal. Le goût âcre de ta vérité en bouche, je m’englue dans les sonorités de ta voix, cette boue fade dans laquelle je me noie. Le monde du silence, ce lieu où je t’aimerai.

Tu ne parles plus et t’allonges sur le lit. Le matelas enveloppe les courbes de ton corps, soutient tes muscles, soupèse ta chair, mollement. Tu ne portes rien qu’une gaze légère, celle de mon fantasme. Ta main se balade nonchalamment sur les draps, la mienne se resserre sur le métal froid. Tu relèves le bassin, fais glisser tes fesses sur cette soie bleue, claire comme de l’eau. Tes gémissements s’intensifient, se perdent dans mes propres frissons et tu n’es plus qu’un roulement de langue, le râle infini de notre union. Je m’entends te dire quelque chose, t’ordonner des gestes, diriger tes caresses. Je n’entends que l’écho de ma voix contre les murs, dans le téléphone, au fond de ma gorge où l’acier s’apprête à mordre. Je peux sentir la chaleur augmenter au niveau de ton bas ventre, tes poils pubiens qui se dressent, ma pression artérielle et le vertige du plaisir qui appelle. Je plaque mon sexe contre la paroi de verre, j’imagine mes doigts sur lesquels tes lèvres se contractent, rapidement, des soubresauts avides et sanglants. L’heure se rapproche, mes organes me brûlent. Je ne veux plus penser, simplement écouter l’orgasme, le tien qui s’étire au bout du fil, le mien que clôturera la nuit. Ta main va et vient quelque part dans l’ombre de tes reins, le rythme devient régulier, stable, parfaitement coordonné. Ça y est, le fantôme opaque commence à hanter mes entrailles et un léger engourdissement se fait sentir. Mes iris se ferment, la peau de mon cou frémit. Tu bandes tes muscles en attendant l’impact et tout fusionne enfin. Nos voix, nos souvenirs, nos enveloppes, celle de ma vie qui devient éphémère à mesure que cette folie se développe. Je ne regrette rien, aucune chimère, rien que des vents de poussière. La prochaine seconde, le prochain battement sera le bon et je pose ma tempe sur le canon. Tu respires encore, très loin de moi. Je suis bientôt avec toi, ma conscience s’échappe déjà. J’ai tout oublié. Un déclic, un coup de tonnerre ; la fumée et moi s’évaporons dans l’air. Tu penses à un problème, une erreur dans notre connexion. Tu te tais cette fois et te relèves d’un bond. Mon corps lui bascule, la tête collée au plafond.
Tu n’as jamais rien entendu. Je ne pense plus.

© Photographie : Alison McCauley

Killian Salomon

Rédacteur / Auteur

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