C’est la vie

Très Cher Claude,

Il m’a fallu presque une semaine avant de poser les premiers mots pour vous écrire.

Je ne me souviens plus ce à quoi je m’attendais avant de voir votre dernière création, « C’est la vie ». Non, je ne me souviens plus mais je garde pourtant en mémoire le goût d’un élan enthousiaste. Il faut dire que Peter Turrini n’est pas le dernier des auteurs contemporains, que Claude Gomez et Grégory Dargent savent prendre la place qu’il faut avec leurs musiques et que Jean Quentin Châtelain fait parti de ces comédiens virtuoses qui pourraient aisément recevoir le « Rideau d’or » décerné par le consensuel et bien pensant Télérama, s’il existait. Il faut dire également que certains de vos spectacles m’ont ennuyé profondément alors que d’autres font partis des plus marquants de mon modeste parcours de spectateur. J’ai toujours été confronté, face à votre travail, à cette dualité.

Ce soir là, lorsque les musiciens entrent sur scène, la salle est encore allumée, le public adopte le silence. Ce grand drapé rigidifié par les couleurs qui le compose, descendant tout droit d’on ne sait quels cieux. Ce mur, de la même rigidité colorée, posé, ancré dans le sol, qui semble pourtant si fragile. Ce micro, posé sur pied au centre de la scène. On sent, avant même que le spectacle ne commence, que tout est fait pour que se déroule une cérémonie abîmée par les aléas de la vie. Un cérémonial qui nous est directement adressé puisque Jean Quentin Châtelain nous offre son état dès ses premiers mots. Il va très bien. Pour le moment nous aussi.

Lorsque ce comédien entre sur scène on peut avoir l’impression de voir respirer un ours, une bête combattante mais bienveillante. La carrure, la présence de cet homme est tellement belle qu’elle se suffit à elle-même. Il est là, il respire et nous respirons avec lui. Et c’est parti pour une heure et demie de récit de sa vie… Durant tout ce temps nous assistons face à lui à une virtuosité impressionnante, évidemment c’est la première chose qui nous est renvoyée, mais si nous allons plus loin nous pouvons nous rendre compte qu’il ne fait pas que raconter cette vie, il la transpire en même temps qu’il la déroule pour nous, spectateur.
À l’aurore de ses jours il est temps de s’inventer, de poser ces marques qui feront de lui l’auteur qu’il a été. Jean Quentin Châtelain navigue dans les mots, les phrases, les péripéties et les mouvements perpétuels de battements de cœur de Peter Turrini non sans mal. On le sens fragile, trébucher parfois sur une virgule, sur un point. On le sent inventer chaque seconde ce qui se dit ensuite, on le sent déstabiliser par le moindre geste de la salle, de la scène. On le sent recevoir en écho tout ce qu’il nous envoie. Il est comme un loup en cage et plus il cri, plus ses oreilles bourdonnent, et plus il se tait, plus le silence lui est insupportable. On le sent fatigué et pourtant dans une lutte perpétuelle. Sans jamais perdre l’équilibre, ce Jean Quentin est grand. Il se sert du micro pour que l’on soit au plus proche de son souffle, qu’il puisse être plus fort que la musique – mais le micro est-il vraiment toujours nécessaire ? –. Cette musique prend très vite sa place, beaucoup de place. L’équilibre est fragile, il vacille. Sommes-nous dans un concert ? Celui d’un Baschung, d’un Bossone ou d’un Thiéfaine ? Sommes nous encore au théâtre ou dans le temple d’une religion indéfinie ? La musique de Dargent et Gomez nous emporte dans sa force et son adéquation avec la danse du comédien. Elle enfonce les portes et accompagne le propos en le plongeant dans ses méandres les plus profonds. Tempête violente de vagues qui implosent au contact de la scène, le chemin parcouru par les fauves qui sont sur scène nous submerge aisément, c’est sans doute la marque de réussite de ce spectacle… Pendant une heure trente…

Une heure trente Claude, assis sur ces banquettes sans dos pour soulager notre nuque ou nos lombaires, nous sommes en tension et vous espérons. Ce qui est difficile dans ce spectacle c’est que tout est juste. À mon sens rien ne détonne. Le petit Jésus caché à quelques mètres de hauteur derrière le drapé descendant du ciel, la lumière tournante, la fumée, la vidéo – même si elle accompagne Jean Quentin elle ne fait presque qu’illustrer, est-elle vraiment là pour… ? –. Et malgré ces choses qui peuvent déranger ou titiller un certain esprit critique, malgré la longueur du récit qui est loin de tourner en rond mais qui pourrait parfois être qualifié de quasiment anecdotique, malgré, du coup, quelques temps que nous pourrions qualifier d’un peu long parce que notre attention ne peut pas être tenue en haleine pendant une heure trente… L’univers dans lequel vous nous plongez est tellement prolifique et le texte tellement intime qu’au même titre que le comédien le fait sien, nous aussi nous lui appartenons.

Alors pour ça, très cher Claude, je pense que l’on peut dire que ce spectacle est du grand Brozzoni et après vos soixante premières années de vie, du haut de mes vingt six ans, je vous adresse un grand Merci, parce que j’ai été profondément touché par cette performance, cette chose informe, difforme, mais tellement belle que l’on appelle comme ça… Oui c’est bien ça… C’est ça…
C’est la vie !

Antoine Guillot

Auteur / Metteur en scène / Comédien / La Compagnie Caravelle

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