De la lutte des corps

Si le dialogue est devenu un produit transformé, réduit à l’expression virtuelle et noyé dans la communication de masse, alors il retournera à son état primitif, son vecteur originel, et de là naîtra le dialogue de demain.

Ce siècle s’ouvre sur une impasse. Les mots sont entrés dans un cul-de-sac alors qu’on leur avait confié la charge d’interpréter et de magnifier les relations humaines, de trouver du sens, des solutions, d’apposer des définitions sur les problèmes et des pansements sur les blessures. Étrange paradoxe que celui de notre modernité sous perfusion d’informations, où les mots semblent en retard sur les évènements et en avance sur les tragédies. Si les supports de communication n’ont jamais été aussi nombreux et révolutionnaires, multiples et accessibles, adaptés à tous les besoins, permettant ainsi de dépasser l’espace et le temps au point que les habitants du village-monde soient connectés en permanence, il n’en reste pas moins évident que nous avons perdu quelque chose en chemin…

Il y a fort à parier que la formidable dilatation de la capacité de dialogue, produit de l’évolution technologique et d’un néo-nomadisme à l’horizon du monde, finira sans l’homme et que les intelligences artificielles prendront le relais pour la palabre. Peut-être qu’il manque à ce monde des salons de thé pour robots, logiciels et hologrammes… Peut-être aussi que la communication hypertrophiée finira d’engloutir l’art difficile, historique et subtil, de la conversation, et qu’il ne restera qu’un noyau de résistants qui rejoindront le maquis du dialogue, dépassant les supports virtuels pour fonder une renaissance de la parole.

Aux origines étaient le silence et l’expression corporelle : l’homme primitif communiquait par signes, l’étranger ignorant la langue locale mime de ses mains, le tétraplégique, dans son sarcophage corporel, communique par clignements d’œil, le nouveau-né crie et pleure, l’individu tatoué, percé, scarifié, affiche à fleur de peau des éclats de symbole qu’il revendique ; le corps est ce lieu précis où vient danser le dialogue avec soi, avec les autres, avec la nature qui l’entoure. Il est, de la naissance à la tombe, ce fragment du monde — lui-même fragment de cosmos —, vivant sur les plaques tectoniques de l’émotion, des sentiments, des sensations ; cette ipséité dont le poète Abdelwahab Meddeb a dessiné les contours dans ce vers limpide : « Le corps sismographe, traversant le territoire des langues ».

Par conséquent, si demain signe l’agonie de la conversation et s’ouvre sur un dialogue atrophié, fané, il restera la transcendance corporelle pour créer une langue faite de sensations, comme un retour au début des temps : une arche de Noé de la parole échangée.

Serait-on, hélas, en train de nous voler le « dialogue des corps » après avoir bradé le charme de la conversation ? L’agression visuelle moderne fait avorter ce que la nature, par l’imaginaire, construit chaque jour en nous, ce qu’elle tisse en nous-mêmes, à travers une lente gestation génétique et qui conduit à la trame du dialogue. Pour preuve, l’essor exponentiel de la pornographie hardcore, de la publicité omnipotente, l’entassement de silhouettes uniformisées sur tous les écrans, sans omettre la mode du selfie et l’obsession du corps parfait, normatif, voué au dieu de la photogénie où seins siliconés et visages sculptés au bistouri sont autant de transformations naïves et primaires du corps en mannequin de plastique. Nous sommes entrés dans l’ère de la lutte des corps après celle des classes. La lutte de la fantasmagorie intime contre la grande fabrique du désir imposé. Et c’est pourtant là que se joue le dialogue de demain ! Puisqu’aucune technologie ne saurait supplanter l’expression de la plus fine sensation humaine ! À l’heure de la désertification des rapports sociaux traditionnels, de la fermeture des vieux bistrots, de la création de grandes autoroutes de la communication, il reste encore les contre-allées de la perception, de la découverte de l’autre, de cette aventure sans frontière qu’est le toucher, le regard, la démultiplication des sens. Le dialogue de demain n’est en réalité rien d’autre que celui d’hier : celui des mots perdus en chemin, oubliés dans l’histoire, et retrouvés grâce au silence et à l’attente, dans l’intimité baroque de l’exil intérieur. Les mots de demain surgiront du corps libéré, enfin, de ce qu’on voudrait lui faire dire.

© Photographie : Alison McCauley

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