Des lignes autoritaires aux pelotes de laine

Admettons que les frontières tracent des lieux et définissent des identités : qu’en est-il quand les peuples quittent les délimitations, circulent entre elles, et qu’au-delà de déplacements éphémères, des individus différents rencontrent et habitent ces lieux, au-delà même des barrières tracées ? Les rapports des endroits aux autres changent, de même que leurs appréhensions même par les peuples « en dehors ». Les frontières perdent du sens en tant que marqueur culturel. C’est peu dire en effet que des individus de cultures différentes se côtoient au sein d’un même lieu, et ce de manière quotidienne.

Or, si les frontières marquent des différences entre des territoires, elles définissent aussi des fonctionnements de domination entre ceux-ci. Les frontières dessinent des pays, et ces pays se dominent les uns des autres, de manières autoritaires, qui n’ont plus ni sens, ni droit. Les rapports de domination entre les territoires ont changé, depuis l’effacement des frontières et la circulation permise des gens et des idées. C’est ainsi que pour Georges Balandier1, « L’effacement des territoires et des frontières, sous le double effet de la mise en communication généralisée et de la technicisation continue des sociétés actuelles, remplace l’ancienne domination coloniale de pays à pays par une hégémonie qui se définit en termes de puissance financière et technique et de maîtrise des réseaux… Les nouvelles capacités technologiques font de chacun des domaines où elles s’exercent […] des nouveaux Nouveaux Mondes où s’établissent des sortes de colonisation « du dedans ». Le colonialisme existerait toujours de manière intrinsèque aux territoires. Les sociétés sont guidées par la puissance financière et la maîtrise des réseaux, qui deviennent à la fois les raisons contemporaines de la domination et les manières de l’asseoir. Les frontières ne sont plus géographiques : elles prennent la forme des individus contrôlés – et donc dominés-.

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Badr El Hammami, Sans Titre (2012). Œuvre présentée à l’Institut des Cultures d’Islam à l’occasion de l’exposition Identités.

Les frontières, les territoires existent toujours mais se tissent différemment. Dans l’œuvre Sans titre (2012), de Badr El Hammami, ces marquages « coulent » pour s’emmêler au sol. L’œuvre représente une mappemonde dont chaque continent se forme d’une boule de laine. Les fils tombent, s’emmêlent les uns aux autres et forment un amas bien désordonné. L’installation montre dans un même temps la construction et la chute des territoires. Dans nos inconscients nous nous représentons toujours nos sociétés sous le travers d’une mappemonde. Cela dit notre univers neressemble-t-il pas davantage à ces boules de laine entremêlées, sans sens ni ordre ? L’œuvre propose une vision alternative, reconstruit la géographie avec un regard presque naïf, porté par le bon sens. Les frontières, tracées par des lignes tout autant imaginaires qu’autoritaires, se mélangent par le déplacement des fils, des gens. L’utilisation du fil de laine dans l’œuvre de Badr El Hammami n’est par ailleurs pas anodine : c’est une des matières hautement importée en Europe dans le commerce des États impérialistes avec leurs colonies.

Image à la Une : Badr El Hammami, Sans Titre (2012). Œuvre présentée à l’Institut des Cultures d’Islam à l’occasion de l’exposition Identités.


1Georges Balandier, La situation postcoloniale. Ancien concept : nouvelle réalité, cité par Marie-Claude Smouts, 2007 ; p. 32.

 

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