Discours à la nation

Poétique politique.

J’ai toujours eu un peu de mal avec l’art engagé, le déshonneur des poètes et la soumission du geste gratuit – et donc beau – à une visée pratique et pragmatique. Rien de plus agréable que de voir ce genre d’a priori remis à leur place, en beauté.

De quoi cela procède-t-il ?

Du corps – celui du jeune acteur belge David Murgia à la belle diction, à la belle respiration.

Des mots – ceux d’Ascanio Celestini, dramaturge italien et sociologue, ce qui a son importance pour le point suivant.

Du discours, et de son intelligence. À rien ne sert d’expliciter l’intelligence d’un sociologue pour expliquer les rapports dominés-dominants qui structurent le champ social. Mais remarquons qu’ici, le discours se mêle intimement à une écriture poétique et dramatique. Se succèdent des prises de parole fictives, comme autant de discours adressés par les ‘dominants’ aux ‘dominés’, assimilés à la salle. Et l’évidence des crises politiques du XXIème siècle vous apparaît en pleine clarté : irréfutable, le sentiment profond d’une exploitation assumée du peuple par les patrons et les financiers est expliqué, point par point, apologue par apologue.

Apologue du parapluie

Discours à la Nation / Extrait – 2 from Theatre National de Bruxelles on Vimeo.

Discours indirect et poétique symbiotique.

Ainsi, la parole politique, limpide, se fait de biais. Comme nous pouvions le dire du génie des Faux-monnayeurs, il est essentiel de discriminer le discours politique à prétention littéraire et la pensée qui se fait dans et par les lettres. Le biais, ici, n’est pas une histoire construite, mais un moment de théâtre : s’enchaînent sans trame narrative des moments de parole, que David Murgia sert avec une perfection palpable, face public, sur un plateau sobre quoique onirique ; une parole adressée directement au spectateur pris en sa qualité d’animal politique. Et la conjonction de ces deux modalités (théâtre et politique) provoque l’émergence d’une poésie inattendue, bâtarde, métissée, sublime : soudainement, loin de toute convention théâtrale classique, de tout énoncé en sa forme poétique, se dessinent des refrains, des motifs, des réseaux troubles, et, au bout de quelques minutes, ce qui s’annonçait comme une longue pièce à thèse devient un morceau de rêve, une longue méditation de la parole sur la parole, mordante pourtant.

Et le théâtre, plus encore que la littérature, a cette force de la symbiose, cette possibilité de faire d’un objet verbal un objet pneumatique, un objet rituel, un morceau d’art en chair. Possibilité, aussi, de surprendre et d’aller chercher son spectateur : comme en témoigne David Murgia, la pièce a été jouée à peu près partout, du hall d’immeuble aux plus grands plateaux d’Europe, des piquets de grève à la fédération du parti socialiste de Liège. Il ne s’agit pas de professer une belle parole politiquement correcte dans le confort d’un joli théâtre, mais de se mettre en danger quand il le faut, d’accepter de verser dans la performance, de jouer au patron sur le toit d’une camionnette.

« Un ministre du parti socialiste qui m’a dit : « Vous travaillez sur des valeurs de gauche que j’aime beaucoup. » Je n’ai pas osé répondre : « Moi, au moins, j’y travaille ».
J’ai joué pour la fédération du parti socialiste à Liège, et j’ai joué avec plaisir. Donc j’avais devant moi que des hommes politiques. Toute la fédération du P.S. était là et m’avait demandé de jouer le spectacle devant eux, même que le bourgmestre de Liège, donc le maire de Liège, avait fait un petit mot avant en disant qu’on avait peut-être des choses à apprendre, des remises en questions – c’est assez impressionnant quand même – et du coup, quand je leur disais : « Je vous vois à la télévision, vous avez tous un revolver en poche », c’était vraiment jouissif. »

David Murgia.

Tous pourris et l’impolitiquement correct. Bref essai de sociologie simpliste autour de la réception du discours méta-politique.

Un peu plus haut, nous parlions d’un sentiment profond d’exploitation généralisée. Est-ce vraiment servir cette opinion commune et négativement chargée du Tous pourris, qui voudrait que, de toute manière, on ne puisse faire confiance à personne dans ce bas monde et qu’il ne sert plus à rien de se rendre aux urnes, si ce n’est pour tomber dans le populisme des extrêmes – du point de vue rhétorique, Mélanchon & le Pen (nouvelle génération), même combat – est-ce vraiment cela ?

Il semble qu’ici on puisse penser autrement, parce que les outils de pensée se placent à un niveau tout autre : celui de la sociologie et de l’anthropologie : expliquer les rapports de domination économique (et donc politique) qui nous régissent n’est pas un discours populiste, bien au contraire : le populisme réside dans une simplification de la réalité, tandis que ce Discours à la nation s’applique à rendre aux choses leur complexité.

Et, inévitablement, l’analyse de la complexité des choses amène à cette conclusion : celui qui domine ne va jamais céder sa place, et donc va faire croître l’exploitation du dominé pour s’assurer sécurité et rente supérieure.

Ce n’est pas, en soi, une analyse révolutionnaire. Mais essayez d’énoncer ce genre d’idées hors de vos cercles restreints : inévitablement, vous attirerez suspicion et défiance, et on vous soupçonnera bientôt de voter aux extrêmes – Mélanchon ou le Pen (nouvelle génération). C’est que l’espace de la parole sur la politique est structuré par des lois puissantes, parmi lesquelles celle que toute opinion tendant au Tous pourris fait de vous un crétin manipulable, et qu’une fois cette loi en action, vous ne pouvez plus penser que suivant deux alternatives : suis-je un crétin ?

  1. oui, consécutivement, je souscris aux théories du complot politique
  2. non, consécutivement, je suis un modéré et je vote pour des partis conventionnels, prétendument socialistes ou héritiers sophistiques d’une droite qui avait des valeurs – pour choisir entre les deux, je consulte mon avis d’imposition.

Face à ce marasme de la pensée, le Discours à la nation brise le mur des certitudes et tombe pleinement dans la parole non politiquement correcte ; ce faisant, il donne enfin droit de cité à une pensée précise et nuancée, et surtout, sans jugement de valeur : les appels au réveil du peuple exploité (qui a décidément oublié le sens de l’action publique) ne sont pas une dénonciation de la méchanceté des patrons, juste une explication : ceux-ci défendent leurs intérêts, ceux-là ont arrêté de le faire.

Pas de coupables, pas d’échafaud, juste un constat : peuple, ils t’exploitent et tu te laisses faire.

Tout à fait le propos de la très émouvante chanson de Matthieu Côte, jeune chanteur lyonnais disparu en 2008, ici chantée par notre amie Karine Daviet.

« Qu’est-ce qu’ils sont cons »

Dépassée, la lutte des classes ?

En son sens le plus strict et le plus philosophique – ou idéologique (attention, le mot des deux que vous choisirez révélera instantanément vos plus intimes conviction politiques), peut-être. Mais au sens où une minorité exploiterait une majorité en se jouant de ses divisions et en les alimentant, certainement pas. La classe moyenne n’est – comme les plus zélés des hommes sans parapluie, prêts à prendre les armes pour se faire déféquer sur le dos – qu’une classe semi-dominante elle-même dominée, qui reproduit les schémas de domination. Le dernier arrivé ferme la porte, et il faut un plus pauvre que soi pour ne pas être soi-même pauvre.

Et avec tout ça, on fait quoi ?

C’est là que, brutalement, la pensée achoppe. Le geste a son sens devant des dominants a priori ouverts (en témoignent les paroles du bourgmestre de Liège) et prêts à changer (dans une vision un peu idéale de la nature humaine et de l’influence du milieu politique), il a son sens sur un piquet de grève (David Murgia parle de ses performances comme une soupe qui nourrirait les grévistes), mais dans le confort d’un théâtre, face à un éternel public intello-bobo-gaucho, qu’est-ce qu’on en fait ? On est contents d’avoir trouvé une belle âme qui explicite mieux que nous ce qu’on pensait mais n’osait pas dire. Et après ?

Après, c’est du théâtre. Et ça fait du bien à l’âme.

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