Fééries maritimes

Je l’ai rencontré pour la première fois au port. Il venait, comme moi, de se faire embaucher pour un jour. Nous étions deux trimards, un peu paumés, franchement pas convaincus, et les poches bien vides.

On avait passé la nuit ensemble à ramender les filets sous la pluie. Ce n’était pas reluisant comme situation. De grosses gouttes me coulaient dans le dos, mes grolles prenaient la flotte, et mes doigts étaient rongés par ces frictions inhabituelles. Je me gelais et le travail ne réchauffe pas, c’est connu.

J’ai essayé de lui causer un peu à Ronin au début. Des banalités… Je lui parlais du temps de chien, des heures de nuits qui devraient être majorées à 40 %, et de la merde qui me servait de chaussures. Il avait à peine répondu, se contentant d’essuyer sa barbe ruisselante. Il dégageait une sacrée sérénité. Ses épaules, son buste trapu renvoyaient une solidité certaine. Il tenait droit sur ses jambes et ne vacillait pas. Ses silences étaient éloquents, ses gestes précis et sereins. Sa présence m’apaisait. On sentait qu’il avait essuyé quelques tempêtes, battu un peu le pavé, qu’il avait aimé lors des soirs d’été, quand l’éternité se fait sentir.

À quatre heures, les premiers pêcheurs arrivèrent. Ils firent le tour des bateaux, vérifiant chaque attache avec minutie. Je sentais qu’ils n’allaient pas à l’usine, qu’il devait y avoir autre chose. Que voguer sur l’océan c’était leur vérité. Nous leurs laissâmes donc la place. C’était à eux maintenant, ça leur appartenait. Un type vint nous voir et nous demanda de rester deux nuits de plus. J’acceptais avec empressement. Ce n’était pas que le turbin m’enchantait plus que ça, mais l’idée de partager un peu de temps avec Ronin me rendait le sourire. Celui-ci se contenta d’un hochement de tête, et me quitta en m’adressant un signe de la main.

Le lendemain fut la même cérémonie. Les conditions étaient cependant un peu meilleures. Un ciré acheté la veille au « Pêcheur mon capitaine ! » me parait d’éventuelle rincée. J’en étais fier. Ce fut une nuit somme toute semblable à la précédente, excepté qu’un chien vint nous rendre visite. Il s’asseya et nous regarda, peinard. Ronin lui lança à deux ou trois reprises un regard compatissant, puis sortit de son sac un reste de sandwich, et lui donna. Le chien le renifla, le mordit puis le mangea. Il semblait heureux. Quand les premiers échos humains se firent entendre, il nous laissa. Il nous précéda de peu. Sur les quais, la brume commençait à se dissiper.

Le jour suivant, je vins avec un peu d’avance. La ponctualité n’était pas forcement récompensée, mais je n’arrivais pas à dormir. Un vent d’ouest venait se fracasser sur les volets, emportant avec lui mes derniers rêves. Je pris donc le chemin du port. En marchant je songeais au fait que c’était la der avec Ronin. Il n’y pensait sûrement pas de son côté mais moi ça me chagrinait un peu. Ce fut avec une certaine mélancolie que débuta la nuit.

Nous nous attelâmes à la tache assez rapidement. Les mailles étaient dans un sale état, la pêche avait dû être rude… Nous fûmes à notre apogée ce soir-là. Trente-cinq filets étaient passés entre nos mains. J’avais la prétention de penser que nous étions un duo qui tournait bien. Nos dialogues monastiques influençaient sans doute notre rendement.

On apportait du soin au labeur. C’était important mine de rien, les filets sont les outils principaux du pêcheur, ça donnait un sentiment d’importance.

Je regardais ma montre et vis qu’il ne me restait plus qu’une demi-heure avant l’arrivée des hommes.

J’allais m’apprêter à nettoyer ma zone quand Ronin m’arrêta d’un regard interrogateur.

— Dis, comment font-ils ?
— Ils ?… De qui parles-tu ?…
— Tous ceux qui foulent le sol de cette terre, comment font-ils, pour vivre sans être fou ? Ils s’usent à courir vers la gloire, à vivre sans penser qu’il y a la grande mort à préparer…
— Je ne sais pas… chacun a ses combines… des petits trucs qui font tenir un peu… Tous un délire intérieur qui donne de l’élan, la mort, on préfère l’oublier je pense…
— Ah, c’est donc ça, l’oubli pour vivre… je n’en connais qu’une de combine pour ne pas sombrer… La seule de valable selon moi…
— Si t’en connais une n’hésite pas, mes agonies n’en finissent plus…
— Je n’en connais qu’une… La prière du pèlerin russe… Christ, prends pitié de moi… Christ, prends pitié de moi…
Tu respires… Christ, prends pitié de moi… Tu reviens au geste, à sa pureté… Ta main passe dans le filet…

Je le fixais, respirant et soufflant avec lui, dans l’abandon le plus total. Je suivais son mouvement, nos corps oraisons chantaient prière, un Ave Maria qui venait des tripes, transpirant les langueurs océanes. Elles s’envolaient au large, nos cantiques, bien loin, là-bas…

Les premières voix extérieures résonnèrent. Il me regarda un instant, puis se leva. Le silence nocturne laissa place aux balbutiements naissants de l’aube. Il s’approcha, me serra la main et me remercia. Je le regardais s’éloigner, sans mot dire, la démarche souple, son sac sur le dos. Il partit et plus jamais je le revis.

Et quand parfois les jours sous ciel gris me laissent sur le côté, quand dans mon âme plus rien ne brûle, je repense à lui, et dans la nuit, dans le ciel ou rien ne luit, j’interroge le Russe, et lui demande où il se trouve…

À Clément Claude.

Photographie à la Une © Elliott Verdier.

1 Comment

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    Répondre novembre 1, 2017

    Debra

    Un très très beau témoignage ? hommage. Merci.
    C’est drôle, ce travail du filet me rappelle mon arrivée en France il y a des lustres, où j’ai peiné pour enfin comprendre qu’il fallait que j’apprenne à tricoter pour ne pas laisser filer trop de mes mailles…
    Et dernièrement, j’ai pensé au Rosaire… oui, il doit permettre de faire tenir des mailles aussi quand le tissu se troue, et les mailles filent à la vitesse lumière, comme c’est la cas en Occident en ce moment…
    Je continue à tricoter…

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