Festival International de Jazz de Montréal 2015 – 27 juin – Entrevue Jorane

Après son deuxième concert au Savoy, En couleur, pour le Festival International de Jazz de Montréal, Jorane est venue se confier sur le divan dédié aux entrevues. Depuis la parution de son premier album, Vent fou, en 1999, la chanteuse et violoncelliste ne cesse d’ouvrir une voie atypique dans le monde de la musique québécoise. Elle prépare actuellement un nouvel album qui devrait paraître en 2016.

Vous n’étiez que trois musiciens en concert hier soir (violoncelle, batterie et contrebasse), et pourtant, les arrangements étaient très complets, on n’avait pas de sentiment de vide.

Les pièces que je compose naissent vraiment avec le violoncelle. Je pourrais les chanter toute seule, on comprend. Simplement, c’est beaucoup plus agréable d’aller plus loin en donnant tout l’aspect rythmique et harmonique. C’est pour ça que même en trio, ça donnait une allure bien étoffée. Pour ce soir, vu qu’on était en quintette, le but était de rester plus étroit, de ne pas étendre les accords afin de laisser tout le monde prendre une petite place.

Ce soir, il y avait la guitare et le piano en plus, c’est ça ? Comme ce sont deux instruments harmoniques, il faut trouver une place pour chacun.

C’est sûr que ce n’est pas évident. Mais en même temps, on était dans un laboratoire, on s’est permis des choses. C’est très rare que je joue avec des pianistes. J’ai vu Tom Mennier jouer et je me suis dit, je veux jouer avec lui. S’il avait joué de la trompette, j’aurais voulu de la trompette. C’est vraiment sa personnalité qui m’intéressait, sa liberté. C’est vraiment un virtuose.

C’est peut-être encore un peu tôt, mais est-ce que ces deux concerts t’ont donné des idées pour ton prochain album ?
Après toutes ces interactions avec les musiciens, tu sais où tu vas t’orienter ?

Un peu quand même, mais ceci dit, je suis toujours en train de préparer un album parce que j’ai très souvent de nouvelles idées. Je les garde en réserve dans mes dictaphones. J’ai composé mon dernier album, Mélopée, sur une période de quatre ans. Mais dans ces quatre ans-là, deux autres albums sont sortis. Donc je suis toujours potentiellement en écriture pour un nouvel album. Mais là, je ne pense pas qu’un autre sorte avant celui sur lequel je travaille présentement. Je m’amuse à l’appeler 35 mm parce que pour moi, c’est vraiment la suite logique de 16 mm [son deuxième album, ndlr], et ça fait vraiment du bien.

Tu arrives à trouver une continuité entre tous tes albums ?

Vent fou, c’était Vent fou. C’était le premier et il sonne comme un premier album. On veut tout dire en même temps, de toutes les façons. Il part dans tous les sens. Il ne s’appelle pas Vent fou pour rien. Et puis il y avait beaucoup de voix sans mots aussi, comme dans Sous-marin Marion, et ça pouvait garrocher, il y avait cette énergie de vague de fond qui remonte. Il y avait aussi Ineffable, dont les gens se souviennent bien. Et après, avec 16 mm, peu importe ce que les gens pouvaient en penser, ce que j’aimais faire, c’était de composer, de chanter et pas nécessairement d’y apposer des mots. J’ai voulu aller étudier en musique, je ne suis pas allée en littérature. Beaucoup de gens qui font de la chanson viennent de la littérature. Moi, je suis musicienne, vraiment. C’est ce langage-là qui me ressemble, que j’ai développé pour aller le plus précisément vers les émotions que j’ai envie de transmettre. Avec la musique, il y a tellement de paramètres, il y a plein de choses qui peuvent nous amener à la bonne émotion : les tempi, les nuances, l’harmonie, la mélodie, toute la section rythmique…

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Ajouter les mots, ce n’est pas nécessaire ?

Pas pour moi, parce que je ne fais pas de la chanson. Je pense que c’est vraiment un art différent. Ceci dit, j’ai bien aimé faire l’album d’interprétation Une sorcière comme les autres. Il y avait des textes monumentaux, je trimbalais des messages énormes et j’adorais ça. Ça m’a permis de devenir une meilleure interprète, non seulement de ces chansons-là, mais aussi des miennes. Même sans paroles. Ça a été une sorte de révélation. À un moment donné du spectacle, j’arrivais avec des chansons de 16 mm, des chansons sans mots. Là, ça a été mes tests ultimes. Cet album d’interprétation est arrivé tard dans ma carrière, après que j’aie établi un univers. Quand j’ai commencé Gabrielle, qui est une pièce sans mots, j’ai senti que le message passait autant. Les premiers soirs (j’ai tourné trois ans avec ce spectacle), quand je faisais ça et que je me rendais compte que ça passait quand même, que le langage de la musique pouvait à lui seul susciter ce que je ressentais chez les gens, ça m’a tellement émue ! Quand j’y repense, ça me fait encore cet effet-là parce c’est comme si ça validait quelque chose, comme si j’avais raison de faire ce que j’ai fait. Avec ce qui se passe maintenant, les commentaires, les émotions, tout ce que les gens viennent me dire après hier et ce soir, il n’y a pas de doute, c’est vraiment agréable !

Est-ce que tu considères ta façon de chanter comme un langage en soi ? Ou est-ce que c’est la musique de la voix qui t’intéresse, la façon dont elle se marie avec le violoncelle ?

C’est plutôt ça. Le violoncelle fait un son particulier, il a ses nuances, ses intensités, on peut faire plein de choses, mais on n’est pas fâché que le violoncelle ne nous disent pas de mots ! Donc je trouve que ce serait dommage de passer à côté de la voix sans mots.

Effectivement, je me suis aperçue au milieu du concert qu’il n’y avait pas de mots, ça paraît très naturel.

C’est effectivement très naturel. Quand j’ai fait ma première pièce avec mon violoncelle — je n’étais pas encore violoncelliste, je commençais à jouer —, il n’y avait pas de mots. Ça s’appelait Prière. Dès que je mettais des mots, ça ne marchait plus.

Je ne sais pas pourquoi j’ai osé faire ça. Je suis quelqu’un de très instinctif, je n’ai pas trop réfléchi ! J’ai commencé la musique à quatre ans, ça fait partie de moi depuis que je suis toute petite. Mais quand même, pour commencer le violoncelle à 18, 19 ans, il ne fallait pas trop se poser de questions. C’est la même chose pour la vox sans mots. Je ne me suis pas demandée comment j’aillais le justifier. Je l’ai fait, et ça semble avoir sa place. D’ailleurs, je ne suis pas la seule, il y en a d’autres qui chantent sans mots.

C’est une pratique qui se rapproche du jazz, mais je ne trouve pas que ton univers musical soit jazz. C’est très rock à des moments, mais c’est surtout très personnel, un peu indéfinissable. Tu mêles des ingrédients très différents et ça devient du Jorane.

En ce moment, je replonge vraiment dans quelque chose de très personnel. J’ai eu des moments d’expérimentation, d’exploration ici et là, et ça me fait un bien énorme d’avoir fait ces deux concerts. C’est une évidence, c’est ça que je dois faire.

Entrevue avec Jorane

Entrevue avec Jorane

J’ai trouvé qu’il y avait un très beau dialogue avec tes musiciens. Quelle est la part d’improvisation et de choses fixées ? Il y avait un thème au début sur lequel ils rentrent, et puis après ça part ?

C’est ça, après on s’en va. Il y a beaucoup de choses qui sont ouvertes. C’est sûr qu’on se fait nos petits signes, on se comprend. Ils peuvent proposer beaucoup de choses. Ils sont là parce qu’ils sont très créatifs. C’est ça qui m’intéresse quand je travaille avec ces musiciens-là. Je peux donner des directions. Je commence par leur donner une idée générale de la musique en la jouant et ils comprennent des choses. C’est drôle parce que je parlais justement avec le contrebassiste : lui, il est plus dans l’univers des musiques actuelles, donc ça ne lui faisait pas du tout peur d’improviser, pour lui, c’est presque plus structuré que d’habitude. Et puis il y en a d’autres qui me disaient que ça leur faisait du bien parce qu’ils pouvaient enfin improviser. Il y a vraiment toutes sortes de musiciens avec moi sur ce projet. Je ne suis pas du tout dans quelque chose de structuré mais je ne pourrais pas non plus faire un festival de musiques actuelles.Je suis dans une zone qu’on ne définit pas encore. C’est pour ça que des fois, je suis difficile à classer !

Justement, comme définirais-tu ta musique ?

Nouvellement, je la définirais par un mot qui me vient vraiment en tête, par la part jazz que j’ai dans ma musique : la liberté. Je pense que c’est une des caractéristiques. Et puis instinctive et brute. Pas brutale, brute dans l’énergie. C’est ça : brute, instinctive et libre.

J’ai aussi trouvé qu’il avait quelque chose de l’ordre de la transe.

Oui ! Vaudou !

Parce que c’est très répétitif, et puis l’énergie monte, monte, monte…

C’est ça. On me disait aussi que c’est vraiment un beau voyage. On dit ça pour plein de concerts, mais là j’ai vraiment l’impression qu’on va dans des pays très particuliers. Et puis le fait de se débrouiller avec très peu d’instruments, dans le spectacle que tu as vu hier, c’est comme quand tu pars en camping, tu n’as pas tout ce qu’il faut, il faut que tu te débrouilles avec ce que tu as. C’est un peu la même chose. Tout n’est pas parfait, même l’endroit, mais des fois j’aime mieux quand toutes les conditions ne sont pas réunies, quand ça fait un peu boui-boui. J’aime bien avoir à m’adapter à la situation , faire avec le minimum qu’on nous présente. J’aime ça, l’adaptation, la création.

© Photographies : Sandrine Castellana

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