Génération post-Internet

Du virtuel au réel, entre abysses et confluents. 

Comme chaque année, de nouveaux mots font leur apparition dans les dictionnaires de la langue française. Les nouvelles technologies et Internet, dont les ramifications s’infiltrent toujours un peu plus dans nos vies, apportent aussi leur lot de référencements inédits : ainsi après le mail, le tuto, le cloud, ou le hashtag, le selfie est désormais défini, au côté du community manager (gestionnaire de réseaux sociaux), du big data (l’analyse de grandes données informatiques) et de l’open data (mise à disposition des données numériques), ou tout simplement du mot connecté, pour parler d’un appareil relié à Internet. Le mot post-Internet, lui, n’a pas encore rejoint les éditions 2016 de nos dictionnaires, mais devrait a priori figurer dans les éditions 2017. Ce terme anglo-saxon vise à définir et analyser les pratiques d’une jeune génération d’artistes du monde entier, nés dans les années mille neuf cent quatre-vingt, évoluant depuis leur naissance dans une culture de la connectivité accrue et marqués par l’influence d’Internet lors de leur formation artistique dans les années deux mille. Ces deux dernières décennies correspondent en effet à la démocratisation vertigineuse du web (avec sa version 2.0 en 2003), à l’apogée des réseaux sociaux, blogs, Instagram et autres Tumblr, à un accès illimité à la connaissance, à la généralisation de l’information en continu, mais aussi à un développement très net de la vente en ligne avec des paiements dématérialisés, entre Paypal et Bitcoin, autant d’outils, thèmes et même matériaux potentiels, accessibles à tous en réseau.

Nous en sommes là. Aujourd’hui Internet n’est plus une entité abyssale distincte de la réalité, mais tout au contraire, une réalité popularisée et intrinsèquement liée à nos vies. Il suffit pour s’en convaincre de comptabiliser le nombre croissant de gadgets et d’objets-prothèses connectés, voire interconnectés, qui monopolisent notre quotidien, entre Wi-Fi et géolocalisation. À une époque où les principes de transversalité et d’interdisciplinarité dans les arts visuels semblent acquis, cette constellation d’outils et ces entrelacs de données accessibles, partout et par tous, permettent alors une très grande diversité de démarches artistiques. Dans ce contexte fourmillant, les contours de l’art ne cessent de se redéfinir tant dans la conception des créations, dans leur production et leur diffusion, que dans la réception des œuvres et la relation nouée avec le public.

Le terme post-Internet aurait été employé pour la première fois par l’artiste Marisa Olson en 2006 pour décrire son travail et évoquer les influences d’Internet sur nos vies [1] ; il a ensuite été présenté entre 2009 et 2010 par l’artiste Gene McHugh sur son blog intitulé Post Internet [2]. Dans une série de textes théoriques, interviews et analyses, McHugh explique que « l’art post-Internet fonctionne en réseaux, et qu’en quittant la virtualité, il se mute pour correspondre aux conventions du monde de l’art [3] ». Dès 2008, de très jeunes artistes, essentiellement Berlinois et New Yorkais, se revendiquent alors du mouvement, commencent à se rencontrer, créent des collectifs, travaillent par écrans interposés, tissent des réseaux dans le réseau, partagent des données en ligne en considérant Internet non plus comme un espace virtuel, mais comme une entité éminemment liée à la réalité. L’axe nodal de leur démarche est fondé sur une culture de la connectivité omniprésente, la saturation de l’information et l’intangibilité de l’espace dans lequel nous passons de plus en plus de temps. Dans un mouvement paradoxal, ces artistes affirment alors le double désir de sortir des écrans tout en y restant très liés.

Génération post-internet (2)

Présentée du 9 octobre 2015 au 31 janvier 2016 au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris et mise en scène par le collectif new-yorkais DIS, l’exposition Co-workers, le réseau comme artiste fut précisément consacrée à cette forme du réseau qui se déploie, traverse et influence toutes les formes de création, jusque dans les médiums traditionnels, tels que la sculpture, la peinture, la photographie ou les installations. Présentée dans différentes salles aux allures d’open spaces, cette exposition a été envisagée en orientant la réflexion vers le devenir d’Internet glissant du virtuel au réel, cet Internet tangible, c’est à dire à l’extension du réseau, et au développement de la connexion à tous les objets du monde réel, qu’ils soient technologiques, humains, numériques, matériels ou artistiques. Les œuvres qui furent présentées tendent donc à se matérialiser hors du réseau pour s’inscrire dans des objets tangibles qui semblent métaphoriquement liés à l’eau, comme symbole de fluidité. Le réseau serait ainsi constitué d’une multitude de ruisseaux, rivières et fleuves, aux confluents pluriels, à l’image des fontaines méditatives conçues par le duo Aids-3D, dont les flux sont contrôlés par un PC miniature dissimulé.  En ce qui concerne la dimension tangible d’Internet, retenons aussi aussi les créations d’Aude Pariset qui se situent à la frontière entre l’artisanat et le numérique. S’appropriant et détournant des images de leur contexte d’origine, cette artiste expérimente différents matériaux, supports et techniques d’impression. Sa création Last Spring/Summer présente de grands rouleaux d’impression jet d’encre, plongés dans de mystérieux aquariums. Réalisées en collaboration avec l’artiste Juliette Bonneviot, ces créations immergées fondent un contrepoint métaphorique et posent la question de l’archivage, de la mémoire et de la conservation des données. Dans le même esprit, sa création sérielle FX Tridacna, constituée de moulages de coquillages en papier de riz imprimé de peintures numériques du collectif d’artistes Paint FX, forme ici un inventaire post numérique, sorte de pêche miraculeuse, étrange collection de mollusques d’un autre temps.

Génération post-internet (3)

Nous retiendrons également l’installation Liquidity Inc. d’Hito Steyerl qui semble nous attirer un peu plus vers les fonds marins, entre changements climatiques, crises financières et catastrophes naturelles, projetés face à une rampe incurvée comme la vague d’Hokusai, recouverte de matelas bleus. De même, la vidéo Sitting Feeding Sleeping de Rachel Rose consiste en une variation poétique et contemplative sur l’évolution des espèces, la colonisation des fonds marins et des espaces naturels, et c’est dans une étrange impression de flottement que les images se succèdent et se superposent.

Les artistes et collectifs d’artistes qui furent présentés envisagent également l’art comme vecteur d’un changement social, en soulignant l’interdépendance entre art, technologie, science et société. C’est le cas avec la création censée être « intelligente » The Island (KEN), installation hybride bipartite aux airs d’Apple store, qui réunit les espaces de vie habituellement séparés : ainsi l’espace social de la cuisine et sa plaque à induction digitale est connecté à l’espace privé de la salle de bains avec sa douche horizontale, le tout permettant de reconsidérer l’intime et le privé au regard de notre ère de l’hyper-visibilité.

Génération post-internet (4)

Dans une société caractérisée par les mutations technologiques, l’accélération des données et l’omniprésence de l’image, l’ensemble ici ponctué d’ordinateurs performants, d’objets connectés ultra rapides, d’espaces interactifs synchronisés, d’écrans de projections de tailles et de formes variables, de casques et de claviers fonctionnels nous amène à profondément regretter que cette exposition n’ait pas été accessible aux personnes à mobilité réduite. L’ascenseur du Musée d’Art moderne est en effet défectueux depuis plusieurs mois et n’a pas été remis en service, en raison, nous a-t-on dit, d’un budget clos. Contrairement aux apparences, n’entre pas dans le réseau qui veut, et les personnes en fauteuil roulant devront patienter. Dommage…


[1] Ingrid Luquet-Gad, Internet est mort, vive le post-Internet, entretien avec Marisa Olson, Les Inrocks, 22 avril 2015.
[2] Il sera possible de se reporter aux archives du blog de Gene McHugh, Internet, Notes on the Internet and Art, 2009/2010, Brescia, Link Editions, 2011.
[3] Op.cit. Notes du 29 décembre 2009, traduction de l’auteur.
Lolita M'Gouni

Agrégée en Arts Plastiques et Docteur en Arts et Sciences de l’Art de l’Université Paris1-Panthéon-Sorbonne, Lolita M’Gouni se fait également connaître sous l’appellation « LMG Névroplasticienne ». Elle collabore avec les Éditions Carnet d'Art depuis mars 2016.

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