Géniale alchimie

La folie au cinéma n’est qu’une représentation parmi tant d’autres de ce que peut nous proposer le septième art. Elle est une constante qui alimente les films de créateurs de génie.

Le cinéma a toujours entretenu avec la folie des rapports privilégiés. D’abord parce que dès sa création il est apparu comme une invention terriblement folle qui dépassait notre entendement. Et puis parce que, par la suite, il a tout essayé, a exploré des domaines les plus incroyables et les plus fous.

Folie créatrice.

Grâce à l’influence de romanciers tels que Marie Shelley ou Robert Louis Stevenson au XIXème siècle, la folie fantomatique a fait irruption dans le cinéma dit de genre. Ce fut le cas de l’expressionisme allemand qui, dès 1920 et jusqu’en 1933, nous donna de véritables chefs-d’œuvre. C’est par exemple la folie criminelle du Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene, jusqu’à l’ombre menaçante du Testament du docteur Mabuse ou M le Maudit de Fritz Lang. Le cinéma choisit déjà, dès le début du siècle, de nous emporter au-delà du réel, de nous faire voyager en passant de l’autre côté du miroir et en projetant sur un écran nos fantasmes et nos superstitions. Le cinéma fonctionne alors comme un révélateur et le réalisateur comme un génie créateur qui met en scène nos névroses. Alfred Hitchcock en est l’illustre représentant de La maison du docteur Edwards (1945) à Psychose (1960). Le réalisateur a innové avec un cinéma qui fait entrer le fou voire le psychopathe sur nos écrans en créant le thriller psychologique. Ici bien entendu, l’avènement de la psychiatrie a eu une influence croissante sur la production cinématographique. Le cinéma fantastique est devenu un genre à part entière et la création de films sur la folie des hommes est allée croissant dans les années 60 et 70.

Psychose par Alfred Hitchcock.

C’est ainsi que des films, aujourd’hui inscrits dans nos mémoires, ont vu le jour. On peut évoquer Répulsion (1965) de Roman Polanski, première étape d’une trilogie (Rose Mary’s Baby, 1969 et le Locataire, 1975), qui a mis en évidence la démence de personnages tout à fait communs mais qui vont passer peu à peu sous l’emprise de névroses ou d’hallucinations, créant à l’écran une tension si forte que le spectateur aura la sensation de vivre cet état psychotique lui-même jusqu’à l’insoutenable. C’est aussi cela la force créatrice du cinéaste : nous faire entrer dans un monde qui nous est étranger voire étrange mais en passant d’abord par le réel pour nous faire basculer dans un monde de terreur et de fantasmagories.

Responsabilité.

La folie sur nos écrans prend, après ces années de noirceur et de troubles psychologiques, une nouvelle direction. Il est alors moins question de mettre en scène un individu isolé, devenu fou, mais plutôt tout un groupe qui libère ses fantasmes et les met à exécution. Ici l’influence des faits sociaux (l’assassinat de Sharon Tate par Charles Manson en Californie en 1969) met en exergue toute la responsabilité d’une société malade et traumatisée. C’est le cas du film Orange mécanique de Stanley Kubrick qui illustre cette folie humaine en mettant en scène des tueurs fous qui se sont introduits dans une maison de riches Américains pour commettre un carnage. Là encore le cinéma reste l’art le plus représentatif de nos comportements sociaux. Il devient alors militant, dénonçant nos travers et nos folies.

Shining par Stanley Kubrick.

Oui, c’est bien le dérèglement de la société et du cerveau humain qui sont mis en scène. Le cinéma apparaît alors comme responsable de cette folie humaine. Il doit la montrer. L’image de la guerre sur nos écrans met à jour notre sauvagerie, notre désir de vengeance ou d’expansionnisme. C’est ce que nous montrent dans les années 70 et 80 des cinéastes inspirés quand ils mettent à l’écran la guerre du Viêt Nam tels que Francis Ford Coppola dans Apocalypse Now (1979) ou Stanley Kubrick dans Full metal jacket (1987). Ici c’est l’humain qui participe à sa propre destruction dans une descente aux enfers psychotique. Tout l’art du cinéaste tient dans cet équilibre entre la responsabilité de l’individu qui donne les ordres et le groupe qui l’influence, le manipule, lui fait oublier son libre arbitre. La folie devient alors collective, elle engendre les pires actes de barbarie envers des populations civiles sans défense. La ligne rouge est franchie et la folie humaine s’installe. Cependant, la folie individuelle ne disparaît pas pour autant, elle continue à cohabiter avec la folie collective. C’est ainsi que dans les années 80, les mêmes réalisateurs, Stanley Kubrick par exemple dans Shining ou d’autres comme Miloš Forman dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, remettent en scène des individus psychopathes (ou qui apparaissent comme tels) tout en reprenant les codes du film d’horreur ou d’internement, en revisitant le cinéma de genre et en lui donnant une dimension métaphorique.

Quête de soi.

Les spectateurs que nous sommes attendent que le cinéma nous montre nos semblables dans leur folie ordinaire et c’est cela que nous voyons apparaître sur nos écrans depuis quelques décennies. Le destin de personnalités ou d’artistes pris dans les tourments d’une maladie psychique intéresse le cinéma. Non pas seulement pour en décrire les symptômes, l’évolution et la déchéance, mais surtout pour nous renvoyer à notre propre condition humaine. Là encore le cinéma joue son rôle de miroir de notre psyché. C’est aussi l’occasion de démontrer que l’artiste fou donne à son œuvre une dimension universelle. C’est le cas du film Van Gogh de Maurice Pialat qui nous ouvre les portes de la création à la fois personnelle et picturale du peintre de génie. Sa condition d’artiste est aussi celle d’un homme qui cherche le bonheur mais ne le trouve ni dans sa vie amoureuse ni dans son art. Sa difficulté à être nous le rend proche et nous comprenons alors mieux le drame de sa vie et sa fin tragique.

Camille Claudel par Bruno Dumont.

Il est question également de cela dans les deux versions de Camille Claudel. La première, celle de Bruno Nuytten, met en scène une artiste folle amoureuse de Rodin. Dans la version de Bruno Dumont, elle est internée et sombre lentement dans une psychose irréversible. Ces deux versions nous renvoient à nous-mêmes, à nos folies, à nos névroses et nous questionnent sur ce que nous sommes, fragiles et perdus, isolés parfois du monde qui nous entoure et que nous ne comprenons plus.

Introspection et schizophrénie.

Le cinéma aujourd’hui est multiple tant dans sa forme que dans le fond, il est lui-même atteint de schizophrénie, il a longtemps été à la fois une représentation et une projection de nos névroses et de nos fantasmes. Il est devenu cet art qui va fouiller au fond de nos cerveaux, de notre mémoire, pour mieux en restituer les troubles et les abîmes insondables. Si nous nous penchons sur la quantité incroyable de films qui sont produits chaque année et qui nous sont offerts, il y a de quoi devenir fou. Et dans cette offre gigantesque, certains films poursuivent ce filon de la folie, mais d’une nouvelle manière, plus ambiguë, plus mystérieuse et plus complexe. Hollywood a su, bien entendu, s’en emparer pour nous donner le meilleur de sa production cinématographique.

Mulholland Drive par David Lynch.

C’est le cas de l’œuvre magnifique de David Lynch et en particulier de son film culte Mulholland Drive (2001). De quoi est-il question ? Que nous propose le cinéaste dans la rencontre de deux actrices dont l’une a perdu la mémoire ? Voilà une œuvre complexe, ouverte, si ouverte qu’il y a de quoi devenir fou. C’est une nouvelle fois le cinéma lui-même qui se met en scène, qui au travers de ses deux personnages féminins, se regarde, s’introspecte et se perd. Tout y est à la fois construit et déconstruit à l’image de notre subconscient et Lynch joue avec nos nerfs et notre mémoire. On atteint alors un sommet dans la schizophrénie du cinéma. Nous sommes au cœur d’une expérience limite du cinéma en matière de folie et si nous nous perdons, si nous ne retrouvons plus le chemin que nous avons cru limpide, nous prenons en même temps un plaisir jouissif à suivre les méandres de la pensée lynchienne. Tout est fait ici pour que la schizophrénie créée par le cinéaste devienne notre propre schizophrénie et que nous ressortions de la salle de cinéma sans explication tangible et sans certitude.

Photographie à la Une © Full Metal Jacket de Stanley Kubrick.

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