Hearing

Au cœur de l’histoire d’Hearing, il y a le sentiment de culpabilité d’une jeune femme mariée et mère de famille, Samaneh, qui vit en Iran. Un soir, elle hallucine le spectre de sa camarade de dortoir, Neda, venue clairement lui faire entendre « de quoi elle doit demander pardon ». Les faits se sont produits quinze ans plus tôt, dans un internat de jeune fille, pendant les vacances scolaires. Une étudiante plus âgée était en charge du dortoir, mais ce soir-là – le soir du nouvel an – l’aînée n’était pas là. Et Samaneh, alors une adolescente, et même encore une enfant, était venue chercher son amie Neda, qui était restée dans sa chambre. Mais à travers la porte, elle avait entendu la voix, le rire d’un homme.

Ce secret, elle n’avait pas pu s’empêcher de le confier à une autre, jusqu’à ce que, de fil en aiguille, le bruit donne lieu à « un rapport ». Et voilà que l’étudiante en charge du dortoir interroge les deux filles, chacune des trois étant alors confrontée à la stupidité d’un fait érigé en crime (avoir fait entrer un garçon dans l’internat des filles), au mensonge, à la délation, au courage, à la faiblesse, à la bassesse ordinaires. Finalement, Samaneh n’ira pas disculper clairement Neda devant le conseil de discipline. Son amie sera expulsée, puis s’exilera en Suède, pour y trouver – le symbole est fort – et la liberté (de faire du vélo) et la mort (par suicide).

L’art de la fugue.

L’histoire que raconte ainsi Amir Reza Koohestani est simple et tragique ; mais son intérêt supérieur, c’est la forme que le metteur en scène lui a donné.

Hearing, en effet, est construite à la manière d’une fugue musicale. Koohestani l’a édifiée selon la règle d’un contrepoint qui lui permet de composer harmonieusement les éléments hétérogènes de sa palette, avec une finesse et un soin qui sont exceptionnels au théâtre.

Ainsi, dans l’exposition du premier thème (car on peut emprunter ici aux musicologues leurs termes d’analyse), celui de la confrontation entre les adolescentes et l’étudiante, Koohestani a fait disparaître les répliques de l’aînée. Ce n’est que plus tard, dans une reprise, qu’on prendra connaissance de sa voix et de ses propos. Car il y a plusieurs reprises de cet interrogatoire qui fait le fond de la culpabilité de Samaneh, reprises littérales, puis reprises soumises à des variations. Au plus beau de ce trio (à cordes vocales au moins, et en tous cas à cœurs ouverts), c’est Samaneh adulte qui tisse sa parole avec celle, inchangée, de l’étudiante ; ce qui lui permet d’inscrire des variations subtiles que lui soufflent le temps écoulé depuis l’événement, le souvenir douloureux, et la maturité. Et c’est dans les frissons qu’on reprendra encore une fois le thème de l’interrogatoire ; alors le spectre de Neda occupera la place de l’étudiante, et Samaneh se retrouvera face à sa vérité.

Ce fil de l’interrogatoire de Samaneh se tisse aussi avec l’interrogatoire plus retors, plus dynamique et lumineux de Néda elle-même. Sous le voile qui cache ses cheveux, ce sont les mots et le regard du désir. Non pas ceux de la luxure, mais ceux du désir de vivre, de vivre libre et sainement, loin des perversités désolantes. Ce personnage est d’une beauté sans pareille, la beauté d’une partie de soliste qui s’élève comme la petite phrase de Vinteuil, dans la fameuse sonate, chez Proust, à la fois insaisissable et unique. C’est une héroïne tragique, avec la légèreté de la jeunesse, de la beauté, du désir et de la vertu. Et c’est à cause de cette composition dramaturgique et scénographique que ce personnage se trouve porté à ce point si haut, avec si peu : elle révise ses examens, elle a un petit ami, elle le fait venir dans sa chambre, ils fument en riant.

Variations en go pro.

Un troisième élément fort vient parfaire cette orchestration : la vidéo et le son des images projetées au fond de la scène, qui reçoivent ici un traitement très réfléchi. Les filles se promènent avec une caméra « go pro », ce petit appareil cubique que les skieurs, par exemple, se mettent sur la tête pour filmer leurs acrobaties de manière subjective. Ainsi, quand l’étudiante excédée chasse les deux filles, elles sortent de la scène, et elles errent comme des gamines en faute ou en colère dans les escaliers de leur lycée, dans la cour, ou sous un panier de basket. Elles tournent en rond dans le foyer du théâtre et même dans la rue, et les images se font imprécises, elles se fragmentent, elles sont surexposées, et les sons craquent de partout.

De retour sur scène, la go pro passe à l’étudiante et c’est Samaneh adulte, dédoublée à l’infini sur l’écran, en proie aux remords qu’elle n’ose s’avouer. Là aussi les variations s’inscrivent dans un développement maîtrisé. Les images ne sont d’ailleurs pas toutes en direct. Koohestani en insère d’importantes. Elles sont sujets d’étonnements pour le spectateur, et elles nourrissent son émotion.

Koohestani est parti d’un film de 1989, Devoirs du soir, de Kiarostami, et des souvenirs de son amie Mahin Sadri, qui joue l’étudiante dans le spectacle. On sent combien l’intelligence et la créativité de ces artistes s’appuient au fond sur quelque chose de fort comme une tradition, comme une école. Ce qu’on aura sans doute bientôt l’occasion de vérifier, puisque Koohestani prépare une adaptation du roman de Kamel Daoud, Meursault, contre enquête, qui sera créée en septembre 2016 au Münchner Kammerspiele de Munich.

Article initialement publié sur nonfiction.fr

Photographie à la Une © Amir Hossein Shojaie.

1 Comment

  • […] Reza Koohestani, Summerless, est le dernier volet d’un triptyque engagé avec Timeloss puis Hearing qui fait un état des lieux de la société iranienne en mêlant des récits intimes […]

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