Il ne s’est jamais rien passé

D’abord, il y a le temps du questionnement intérieur, de la posture du disciple qui comprend toutes les réponses transmises par les sages de toutes époques. Puis vient le temps de la confirmation par l’expérience, c’est-à-dire par le corps, dans lequel la vérité descend.

Nul besoin de songer aux biens que mon père, maintenant au crépuscule de sa vie, a minutieusement répartis sur papier entre son épouse et ses enfants. En amont de cette matérialité, qui n’est en réalité rien, mon héritage est composé d’éléments aussi lourds qu’abstraits. La conviction de ce père que la fatalité rôde toujours et que le temps passe trop vite ; l’évidence pour ma mère que l’injustice gagne sans cesse ; l’échec d’une vie créé comme une œuvre d’art ; les patronymes transmis avec leur arthrose ; les coudes sur la table et parler la bouche pleine comme signes d’une éducation déficiente ; l’obligation de savoir ce que l’on veut faire avant d’être ; le tout puissant patriarcat ; les êtres humains qui m’ont menti, ne réalisant pas qu’ils se mentaient d’abord à eux-mêmes ; l’éphémérité de toute chose, surtout de la Beauté ; le célèbre karma… C’est cela que j’ai reçu sans l’avoir demandé. Cela que contient ma besace, de celles qui irritent la peau du dos. Cela que chaque cellule de mon corps a reconnu puis encodé, dans le langage à peine sondable qui est le sien : me voilà pourvue d’un foie pessimiste, d’un estomac luttant contre la misandrie ambiante, d’un poumon trop cérébral pour être celui d’une femme, et d’un second de nationalité algérienne, d’un cerveau dévoué à la Justice, d’os pas assez carriéristes, de veines trop ambitieuses, d’intestins n’ayant reçu aucune éducation civique, de cheveux ne voyant dans l’hiver que la tristesse, d’un épiderme souffrant de l’exil…

Le legs est sans fin. Aussi conséquent qu’absurde. Bien sûr, il ne le serait aucunement s’il contenait la confiance de mon père dans le monde, le sang-froid de ma mère devant l’adversité, ma croissance dans un microcosme préservé de toutes les misères, une enfance ensoleillée, des croyances animiques plutôt qu’islamiques, un passeport suisse, des vies antérieures aussi calmes qu’un lac, un univers sans aucune polarité… Bien sûr, pour évoquer un tel bagage, on parlerait plutôt de « félicité », de « miséricorde », de « bonheur ». Il n’en demeure pas moins que lui aussi est un héritage, reçu sans avoir été demandé, et tant inscrit dans la chair qu’il en devient l’identité, le Je. Alors à mon tour de demander : qu’est-ce réellement que ce Je ? Sommes-nous nés si vides qu’il fallait procéder à cette monumentale passation ? Que resterait-il si l’on m’ôtait ma mémoire, mes certitudes, ma biographie terrestre et spirituelle, qu’elle soit d’ailleurs enviable ou pitoyable ? N’entendons-nous pas quelque chose en nous, entre nos cellules, qui résiste à répondre « rien » ?

En ce matin, j’ouvre les yeux. Entre cet instant et cet autre où je commence à penser, dans cet intervalle qui est un royaume, il n’y a aucune tâche à accomplir. Pas de prénom à porter. Je suis. Mieux : je suis plus que jamais. C’est un intervalle désespérément court, j’en conviens, mais le seul qui échappe au temps, permettant de voir ce dernier tel qu’il est – une farce planétaire. En cet instant, ce joyau d’absolu, je suis tout et rien à la fois, pure conscience consciente d’elle-même, qui ne sait pas comment elle sait mais sait, ne décide pas de respirer mais respire, ne regarde pas mais voit. Et tout ce qui l’environne, les bruits, les odeurs, les couleurs, est accueilli en son sein, puis dissout en elle. Le je que je vous présenterai n’existe pas encore, mais il accourt, meurtri par des crampes et des idées reçues. La journée sera belle ou laide, il en jugera. Il se souviendra, projettera, bourrant toujours plus les espaces libres de son corps de toutes ces choses qu’il rendra capitales par son seul point de vue, son seul mouvement pour ou contre elles, convaincu que c’est lui qui agit, lui qui regarde, et que sans cela, il ne saurait être. L’Ego. Voilà que ce dernier me rappelle le prénom que l’on m’a donné en même temps que la raideur de mes jambes, mes objectifs de la journée ainsi que le stress chronique enseigné par mes aïeux, mes cauchemars de la nuit dernière comme le souvenir percutant du doux parfum de ma sœur. Contrairement à ce que j’entends parfois au détour de cheminements intérieurs maladroitement empruntés, l’ego n’est ni un ennemi, ni la basse couche de l’être. Il n’est que ce qui nous était nécessaire pour donner sens à l’altérité apparente. Mais il est déjà trop tard : je ne suis plus tout et rien à la fois. Je me mets à vous écrire, et plus je le fais, plus je quitte mon souffle initial, plus je m’éloigne de ce que je suis, qui est aussi ce que vous êtes. Cela étant, nos héritages ne sont pas les mêmes, n’est-ce pas ? Certains parmi nous tiendraient sans doute à souligner que le leur est particulièrement pesant. LEgo… Il justifiera toujours ses hurlements d’incapacité, par tous les moyens, surtout les plus douloureux. Pourtant, face à la puissance du royaume, rien de cette mascarade vérace ne tiendrait, à condition de nous souvenir que nous sommes neufs à chaque seconde, car en vérité, il ne s’est jamais rien passé. Nous avons seulement laissé entrer en nous ces choses, et usurper notre véritable identité : celle de l’Esprit sans début ni fin, que l’on retrouve parfois au cœur d’une méditation, ou dans les yeux d’un chat.

Mère, Père, je comprends à présent que le regret de ne pouvoir changer le passé est aussi insensé que celui de ne pouvoir construire un bâtiment avec des décombres. Depuis les abysses de ma puissance, je découvre qu’il ne s’agit pas de faire peau neuve, mais que je suis la peau neuve jouant à l’usure et à la densité, jour après jour, le temps d’une vie. L’héritage que vous m’avez légué, vous et tous les Je qui vous ont précédés est, par sa nature même, et aussi concret qu’il soit, un souvenir. Un simple souvenir.

Ainsi naît le choix qui m’est offert, à chaque instant, si je me vois déambuler sur un terrain surchargé, ralentie par ma besace, de me rendre sur la plaine qui me plaira, où le vent n’attend que de me porter.

À Aurélien.

Image à la Une © Lilia El Golli, Carbone 14.

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