In memoriam

Bicéphales, syphilitiques et tuberculeux : le Musée Dupuytren, entre mémoire et compassion.

Dans la lignée des deux studioli d’Isabelle d’Este, figure de la Renaissance au profil si cher à Leonard[1], les cabinets de curiosités, puis les chambres des merveilles[2], connurent un véritable essor à partir du XVIème siècle. La multiplication et l’éclectisme de ces cabinets pour curieux insomniaques, excentriques fortunés, princes extravagants ou solitaires fortuits, imposèrent, pour un temps, l’art fécond de collectionner l’insolite, l’inédit, l’étrange. Affirmés en tant qu’allégories panoramiques, inventaire des merveilles de l’univers, résumés métaphysiques et microcosmes du monde, ces cabinets à fantasmes désignaient initialement la synthèse de tout ce que la nature pouvait produire d’extraordinaire et de troublant. Accumulations singulières, virtuosités assemblées et étrangetés compilées constituaient alors les bases essentielles pour la création d’un cabinet de curiosités digne de ce nom. Dans ces espaces de réflexion, parenthèses en retrait du tohu-bohu extérieur, on trouvait ainsi juxtaposés, tout aussi bien des prouesses de mains humaines, œuvres d’art, peintures, marqueteries et fines tours d’ivoire, que des crânes et des squelettes reconstitués, fossiles ajourés et animaux empaillés provenant de lointains horizons, coquillages de nacre aux torsades improbables, insectes séchés aux antennes de velours, carapaces étranges et herbiers à mandragores. Sous vitrines, logées dans des meubles éponymes spécifiquement pensés pour elles, ces curiosités préfigurèrent nos actuels musées. Pourtant, avant de voir fleurir leurs descendants institutionnalisés, ces cabinets et chambres d’accumulations dédiés au bizarre, favorisèrent la démarche singulière et compulsive du collectionneur, plaçant alors certains privilégiés au cœur d’un amas d’archives composites et de trésors défunts, quoique surprenants.

© Patrice Josset

© Patrice Josset

Le Musée Dupuytren, crée en 1835, a longtemps préservé cet esprit accumulatif des cabinets de curiosités, niché au cœur de l’Ecole de médecine de Paris[3] et doté d’une étonnante collection relevant du difforme. Sous vitrines, un incroyable patrimoine médical était offert à la vue des visiteurs: authentiques fragments d’histoire de la médecine, réalisés en cire, en plâtre, en métal ou en bois, squelettes malformés et autres fœtus immergés dans de mystérieuses solutions de laborantins. A l’origine, ce musée était destiné à établir et sauvegarder un répertoire des différentes lésions observées en pathologie humaine et parfois animale. A une époque où la photographie n’existait pas, les spécimens numérotés servaient de référence et d’illustration, permettant de « voir pour savoir ». Les corps et les organes en bocaux permirent d’archiver certaines maladies à 360°, tandis que les fragments anatomiques en cire (conçus à partir de techniques italiennes antérieures) rendirent possible la conservation de dermes, de muscles et d’organes plus vrais que nature, en préservant l’apparence et les couleurs d’origine. Il s’agissait là d’une des plus importantes collections d’anatomie pathologique de France et d’Europe, avec près de 6200 pièces exposées, lesquelles ont attiré, jusqu’en mars 2016, un public diversifié : étudiants en art ou en médecine, chercheurs, historiens, archivistes, journalistes, amateurs de sensations fortes ou touristes curieux.

Médecin et spécialiste de l’histoire de la médecine, Patrice Josset est arrivé au Musée Dupuytren en 2004 pour remplacer le Professeur Paul Prudhomme de Saint-Maur qui craignait déjà que la faculté ne ferme le musée à son départ s’il n’avait pas trouvé un successeur. La pérennité du musée étant très clairement menacée, Patrice Josset a déployé avec ferveur de nombreuses initiatives pour maintenir à la vie ce lieu de mémoire, sans aucun soutien de la part de sa hiérarchie ni aucune subvention accordée. Seul, il a notamment tenté d’obtenir des financements pour repenser la scénographie et pour organiser de nouveaux inventaires référencés. Il a également organisé de nombreux colloques et cycles de conférences mais il a aussi offert l’opportunité à plusieurs artistes d’exposer leurs créations au milieu des bocaux, pustules sculptées et cerveaux en lamelles, faisant ainsi dialoguer les collections du musée avec l’art contemporain. Patrick Conan, lui, a assumé pendant une dizaine d’années les rôles de standardiste, de guide, de caissier, de gardien et d’agent d’entretien.

Au Musée Dupuytren, entre archives et anamnèses, les ossements corrompus, les pathologies, en germes ou en tumeurs, et les corps flottants sous vide, dévoilaient un chapitre passionnant de l’histoire de la médecine, un véritable panorama que Josset et Conan prenaient plaisir à nous présenter. À travers les reliques empilées et les étiquettes jaunies, il était alors possible d’envisager les anciennes méthodes chirurgicales, les principales découvertes et avancées de la médecine ainsi que les infections, les souffrances et les supplices de nos aïeux, syphilitiques ou tuberculeux. Outre l’intérêt médical d’un tel musée, les pièces présentées nous permettaient aussi d’envisager et de questionner notre rapport à l’autre. Qu’il s’agisse de nourrissons bicéphales, de bébés sirènes, de personnes totalement défigurées ou de squelettes ramollis[4] laissant supposer la triste condition physique des corps de leur vivant, l’ensemble exposé permettait de prolonger la réflexion vers le paradigme de la différence, la question de l’altérité, et celle des canons de la beauté. Que sont le laid, l’immonde, le monstrueux ? Comment définir cette étrange laideur dont parlait Umberto Eco[5] ? Un monstre peut-il être considéré, respecté et aimé comme un être dit normal ? Comment appréhender de telles anomalies et de tels « ratés » de la nature ? Face aux collections du Musée Dupuytren, figées dans une solution liquide ou moulées dans la cire, nous songions alors avec compassion et tendresse à tous ces phénomènes de foires, enfants siamois, femmes troncs ou hommes éléphants, exhibés et exploités pour leurs difformités, et qui, il n’y a pas si longtemps encore, faisaient rire et amusaient les foules[6]

In-memoriam-(7)

© Jean-Luc Dubin

Aux orties la mémoire ! Victime des restructurations hospitalières et universitaires, le Musée Dupuytren a fermé définitivement ses portes pour laisser place à la création de bureaux. Officiellement, les collections ont été déplacées à Jussieu afin de leur garantir une meilleure visibilité. Mais comment peut-on honnêtement parler de visibilité lorsque l’on sait que les pièces sont désormais stockées dans des archives souterraines et qu’elles ne seront plus du tout accessibles au grand public ?

Au revoir fœtus tordus, gangrènes ciselées, petits cyclopes et cerveau de Broca…

© Patrice Josset

© Patrice Josset

Les photographies en noir et blanc sont issues de la superbe série de Jean-Luc Dubin, réalisée au Musée Dupuytren en 2006, Monstruosité, Beauté extrême. Les autres photographies de cet article nous ont été généreusement fournies par Patrice Josset. Qu’il soit ici chaleureusement remercié pour ses 12 années d’engagement et ses tentatives visant à faire connaître et vivre le Musée Dupuytren, face à une hiérarchie méprisante et au service culturel de l’Université Curie, qui n’a de culturel que le nom !

[1] Leonard de Vinci, Portrait d’Isabelle d’Este, dessin rehaussé de pigments colorés, 1499, Paris, Musée du Louvre, Département des arts graphiques.
[2] Expression consacrée de Julius von Schlosser, Die Kunstund Wunderkammern der Spätrenaissance, [1ère éd. 1908], cité par Patricia Falguières, Les Cabinets d'art et de merveilles de la Renaissance tardive : une contribution à l'histoire du collectionnisme, Paris, Editions Macula, 2012.
[3] Pendant un siècle, le musée fut d’abord installé dans le réfectoire du couvent des Cordeliers. En 1935, en raison de la vétusté du bâtiment, il fut évacué vers les caves de la faculté, où il resta, non sans avoir subir d’importants dégâts, jusqu’en 1967, date à laquelle il fut réinstallé rue des Cordeliers.
[4] Comme celui d’Elisabeth Quériau, femme Supiot, morte en 1752 à l’âge de 33 ans. Son squelette déformé faisait partie des plus anciennes pièces du Musée.
[5] Umberto Eco, Histoire de la laideur, (trad. Myriam Bouzaher), [« Storia della bruttezza »], Paris, Editions Flammarion,‎ 2007.
[6] Nous ne pouvons ici que conseiller aux lecteurs de voir ou revoir les films Freaks Show, la monstrueuse parade de Tod Browning (1932) et Elephant man de David Lynch (1980).
Lolita M'Gouni

Agrégée en Arts Plastiques et Docteur en Arts et Sciences de l’Art de l’Université Paris1-Panthéon-Sorbonne, Lolita M’Gouni se fait également connaître sous l’appellation « LMG Névroplasticienne ». Elle collabore avec les Éditions Carnet d'Art depuis mars 2016.

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