La Fresque

Ballet de formes et de sons, voyage au kaléidoscope.

Le rideau lourd se lève avec un froufrou mécanique. La scène est noire, hantée par un ectoplasme translucide et filandreux projeté sur le quatrième mur, fascinant ballet de méduse alanguie qui s’affaisse mollement depuis le plafond. On en oublierait presque de remarquer l’apparition des premiers danseurs, qui rampent au sol depuis la coulisse. Une douce électro-pop berce la salle, délicate comme un morceau du duo Air. Les danseurs se redressent, le spectre atteint le sol, les corps de chair et de lumière se superposent : premier tableau – le voyage de Meng et Chu.

Éreintés par une longue errance, les deux promeneurs sont abordés par des moines – second tableau – qui leur offrent un abri où trouver le repos. C’est là qu’ils découvrent une fresque magnifique, peuplée de créatures de rêve – troisième tableau. Perdu dans la contemplation de l’œuvre, l’un des deux voyageurs, Ô joie, traverse un monde pour rejoindre les jeunes filles représentées, la jeune fille dont il est déjà tombé amoureux – quatrième tableau. Rencontre, ébats, union, rituels, enlèvement et séparation, les deux amants vivent une douce idylle jusqu’à ce que Chu soit renvoyé à la réalité.

Aux dix interprètes, cinq danseurs et cinq danseuses, tous et toutes magnifiques, souples, tendres, souriant d’un sourire sincère, heureux dans l’effort de poésie déployé, s’ajoute une apparition brumeuse qui accompagnent leurs mouvements, tantôt filament, tantôt murène, apparition ovoïde ou fugace kami. Chaque tableau se distingue du précédent par un jeu de lumières propre, une scène recomposée, parfois nue, parfois resserrée dans un cadre opaque, parfois couverte d’une pellicule translucide qui donne aux figures en mouvement une irréalité diaphane. La musique évolue avec la même richesse évocatrice, électro-pop aérienne, boucles longues lentement alourdies façon God Speed ! You Black Emperor, électro-rock industrielle, métallique ou vidéoludique, le voyage n’en finit pas de se réinventer.

Chu c’est nous, spectateurs ébahis, perdus dans la contemplation d’une fresque en mouvement où « tout n’est qu’ordre et beauté, luxe calme et volupté ». Preljocaj a du génie, notamment dans les tableaux de groupe : les danseurs et danseuses évoluent ensemble avec une fluidité fantastique, s’escaladent, se caressent, s’embrassent ou se séparent dans une remarquable harmonie d’ensemble, composent un kaléidoscope en perpétuel renouveau, perpétuellement délectable. Le temps passe et nous happe, je ris, je rêve d’une main douce à serrer dans la mienne, je savoure le spectacle de ces corps d’une beauté sculpturale embarqués dans une transe où se rejoignent danse classique, danse contemporaine, pratiques circassiennes… Voyage incroyable aux allures de clip live, quelque part entre Tesselate de Alt-J, Ils sont cools d’Orelsan et Chandelier de Sia.

Mais la réalité nous rappelle, la Fresque touche à sa fin et nous renvoie en nous-même, encore empreints d’un goût de merveilleux qui tarde à s’effacer, les yeux emplis de costumes, de gestes et de poses, la tête vibrante encore d’un rythme envahissant, l’oreille pleine d’ouate et de métal. Nombreux rappels, tonnerre d’applaudissement ; un seul regret, le salut trop timide adressé aux techniciens et techniciennes qui habillent la scène d’une magie protéiforme. À tous et toutes, bravo, et merci pour cette « extraordinaire aventure ».

Photographie à la Une © Jean-Claude Carbonne.

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