L’hypocondriaque

Pour un hypocondriaque, entendre son cœur battre est source d’angoisse. Lorsque la sourde vigueur frappe aux tempes, il se fait un sang d’encre à tourner septicémique ! Le rythme du muscle ne serait-il pas trop régulier ? Sa tessiture ne serait-elle pas trop aiguë et sa tonalité trop sourde ? Et lorsque, ensuite, cette pulsation s’amenuise, l’hypocondriaque s’inquiète de cette baisse de fréquence ; la décélération est-elle graduelle, en courbe douce ou la systole (au minimum) est-elle à craindre ?

Cette veine-ci palpite ! Ne vibre-t-elle pas trop ?
Ne serait-ce pas le nœud d’une phlébite ?
Et cette aorte, cette artère, ce ventricule ? Quel mal s’y terre ? Quelle fistule s’y étire !

Ce clapet ne manque-t-il pas de régularité ? Voici l’œuvre d’un caillot ! La formation d’une tumeur ! La réplication d’un virus !

Et s’il battait trop fort, le palpitant, parce qu’un plus fourbe dérèglement opérerait ? Ce serait une sournoiserie du corps destinée à la communauté médicale ; plus qu’un défi à la médecine, cette rouerie souillerait la belle science, jusqu’à ridiculiser le nom d’Hippocrate ! Imaginons, oui, qu’une chimie maligne, qu’un processus enfoui dans les entrailles, inspirent au cœur un dysfonctionnement et que cette diversion soit l’œuvre d’un autre organe ? La vessie par exemple ou… admettons, la vésicule biliaire ! Tout organe insoupçonnable.

La médecine ne parviendrait pas expliquer cette pathologie. Elle serait mal documentée, un docteur ne la décèlerait pas.

Le cas de l’hypocondriaque est toujours le cas du patient Alpha le plus guigneux de l’univers.

Si des étudiants en psychologie avaient demandé à un ami de Philip Sequor de le définir – mais Philip Sequor n’avait pas d’amis – il l’aurait qualifié d’hypocondriaque, sans hésitation et avant tout autre qualificatif. Lui-même, davantage lucide sur cette maladie-là que sur ses autres imaginaires n’aurait su se définir autrement.

Il aurait pu choisir un traitement à la source, nanotechnologie, lobotomie, impulsions électriques, etc. Il ne le fit pas. Si un ami le lui eut proposé, Phil Sequor aurait argué que le cortex est bien le seul don de sa mère, et le seul organe qu’il respectait, et comme elle fut l’unique personne à lui avoir adressé un peu d’amour, (au risque d’un Œdipe), il était catégorique sur le maintien du cerveau dans son état d’origine. Puis, il avait tendance à croire que son hypocondrie était une sorte d’hypertrophie de son instinct de survie. Ne permettait-elle pas de déceler nombre de pathologies avant même qu’elles n’existent ?

De surcroît, il corrélait son hypocondrie avec un prétendu « génie ». Il avait bien tenté de le partager en société, ce génie, mais sans succès. Les galeries avaient rejeté ses sculptures moléculaires organiques et éphémères. Son art n’avait jamais rencontré l’engouement espéré. Les formes pourrissantes, mycosées, s’éparpillant en miasmes répugnants, argentées de champignons poilus, écœuraient les galeristes. Ces refus prouvaient qu’on ne comprenait ni l’art, ni l’artiste. Il était un marginal, un poète maudit, un précurseur oppressé, les sorts étaient jetés, l’hypocondrie serait le fardeau équilibrant son génie au déterminisme de la providence.

Situation idéale pour justifier une position victimaire acceptable.

En conséquence, Sequor entretenait peu de relations sociales ; ni femme, ni homme, ni voisin, ni même animaux – ces organismes « engermés ».

« Comment voulez-vous échanger avec qui que ce soit, autres choses que des bactéries ? Les visages des gens sont des ordonnances ! On lit dans une ride mille infections, autant de tares dans une fossette ; et que dire du risque épidémique ! ». Eût-il dit si un ami le lui eut demandé.

Parfois, il se risquait jusqu’à l’épicerie automatique, il trouvait l’intelligence artificielle agréable ; il rendait visite à la pharmacienne bien entendu – avec qui il entretenait une rivalité de connaissances. Ses relations s’arrêtaient là.

Il y avait néanmoins une exception qui était une évidence.

Lorsqu’on est hypocondriaque, il y a grosso-modo deux attitudes envisageables avec le corps médical. Soit le médecin est fui comme un rhume ou la peste, soit les salles d’attente sont prises d’assaut et orviétans sur orviétans sont attendus.

Le docteur M. était ce qui se rapprochait le plus d’un ami pour Phil Sequor, sans réduction tarifaire évidemment.

Après une considérable anamnèse, que le praticien bonhomme écoutait par commodité, voici ce que Phil déclara :

« Depuis que vous êtes entré dans ma vie, mon bon docteur, et que vous fouissez chaque germe de malheur, je me sens beaucoup mieux.

D’ailleurs, je suis ravi – quoique je me gourmande gentiment du prix excessif de l’intervention – que vous me changeâtes mes poumons, mon bon docteur.

J’espère vous revoir rapidement, le mois prochain si les assistantes sociales le permettent, pour que nous réglions le problème de mon œil. Le droit d’abord. Je le suspecte de perdre la vue, peut-être s’agit-il d’un cancer, un cancer liquide, peut-être la cataracte s’y embusque. Qu’importe ! Ne faut-il pas mieux exérèser que guérir ? Être un précautionneux vivant qu’un téméraire mort ? Les atrabilaires gueules béates, qui le restent pour toujours par manque de circonspection, ne se moquent plus des pusillanimes vivants, leur poussent des lys dans les narines et de la mousse charnue à la place des canines. D’ailleurs pour toute pusillanimité nous devrions parler de stratégie, de prévention ! ».

Phil s’acquitta de sa note de frais.

Il se remettait admirablement bien de sa dernière opération malgré son foie qui certainement ne tarderait pas à le faire souffrir – une cirrhose en instance – et dans l’attente d’une attaque de goutte, d’autant plus retorse qu’il ne buvait plus depuis qu’il s’était fait retirer les reins, dix ans auparavant.

Il se chapeauta, salua bien bas son toubib et s’engouffra dans la moiteur de la City le museau recouvert d’un masque filtrant haute protection. Depuis qu’il s’était « désexé » à cause d’un cancer des testicules et des ovaires indiagnostiquable, il se trouvait extrêmement sensible aux pics de pollution.

Phil ne travaillait plus, par peur de l’accident et par inconfort : à chaque courbature c’est un muscle qui rompt, chaque nerf étiré c’est un nerf qui s’ébarbe.

Et combien d’infections potentielles quand le soir, fourbu, le système immunitaire est déficient ?

Pourtant, ses quatre membres étaient désormais artificiels, fruit de la technologie de la BostonLabInc ; les batteries qui les alimentaient étaient du matériel russe, si bien garanties qu’elles étaient réimplantées après la mort du patient. Des chefs d’entreprises auraient payé cher les services d’un collaborateur si bien augmenté.

Lui ôter les poumons l’avait rendu serein. Les neufs, en polycarbone souple, ne provoquaient aucune gêne, ils facilitaient la respiration tout en filtrant les particules fines. C’était la dernière opération en date mais d’autres morceaux du corps allaient défaillir ; déjà les symptômes se multipliaient. Phil espérait changer bientôt d’yeux, de palais, des quelques organes internes encore d’origine et donc dégradables, le pancréas par exemple.

Après chaque consultation chez son bon docteur, Sequor regagnait son logement stérile, héritage de sa mère. Il s’allongeait dans la pénombre, coupait tout stimulus, sonore, lumineux, olfactif. Il patientait ainsi, languissant puis angoissé, de plus en plus, parfois jusqu’au malaise vagal ; il s’incarcérait jusqu’à ce que la prochaine maladie, la finale, la foudroyante, incurable, se déclare. Une auto-immune, une inconnue d’ici à Alpha du Centaure car ramenée de l’exploration spatiale, une arme bactériologique fabriquée par l’armée, si maline et radicale qu’elle agirait sans syndrome, sans symptôme !

Mais ça, c’était auparavant, car il n’avait plus peur de tomber malade. 95 % de son corps était artificiel grâce à son bon docteur.

Pourtant, sanglotant, il se répétait dorénavant :

« Pourvu que je ne tombe pas en panne,
pourvu que je ne tombe pas en panne,
pourvu que je ne tombe pas panne… ».

Photographie à la Une © Philippe Roques.

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