Le hasard et la chance me sont intimement liés par le sang de la mixité culturelle.
Pourquoi cette familiarité, cet amalgame entre les deux sens ? D’où vient le hasard ? De l’arabe zhar qui signifie chance et de l’ancien français chéance. Hasard et chance, deux faux-frères, l’un arabe – d’origine, l’autre français – de souche.
Le contre-sens se développe dans un territoire propice : celui de celles et ceux qui, comme moi, française d’origine maghrébine, naviguent entre deux eaux linguistiques. Ils sont nés bilingues et bi mères avec pour première langue maternelle la mère patrie, le français, et pour deuxième langue maternelle, la mère partie. Ce parlé, cette langue dialectale et orale est venue avec nos pères et nos grands-pères après la guerre pour reconstruire la France. C’est un arabe qui se parle entre les murs de la fratrie, en famille : une langue d’intérieur. Un arabe mitigé, pétri de mots français, berbères, infiltré d’italien, comme l’arabe tunisien, parfois d’espagnol, pour l’arabe marocain. Un arabe maghrébin nuancé, sucré, salé, fleuri, guttural ou doux, un souk aux accents d’ici et d’ailleurs, avec ses spécificités de prononciation selon les pays, les régions, les familles. Dans cet arabe parlé, il y a le mot hasard : el zhar qui en serait l’origine. D’ailleurs, qui n’a jamais écrit hasard avec un Z ?
Le hasard signifie la chance en arabe. On ne traduit pas hasard en arabe car il n’existe pas. Tout est écrit : c’est mektoub, du lever au coucher du soleil, tout évènement est conditionné par la volonté de Dieu. Quoi qu’il advienne, de bon ou de mauvais augure, l’arabe répond que c’est mektoub ; qu’on le veuille ou pas, cela ne nous appartient pas.
Petite fille, quand mon père rentrait du chantier avec des bonbons achetés au bureau de tabac, sitôt le portail du jardin franchi, il me lançait : « ya binti, andek zhar » – « Ma fille, tu as de la chance ». Zhar, qui viendrait du nom d’un jeu de dés est aussi le nom que l’on attribue à une fleur, dont on produit une eau précieuse pour la pâtisserie orientale entre autres : el zhar, l’eau de fleur d’oranger. Un homonyme, un hasard certainement, car la pâtisserie orientale ne doit rien au hasard, ni à la chance, mais à un savant dosage d’eau de fleur d’oranger. En croquant dans une corne de gazelle, qui ne l’a jamais trouvée bonne mais un peu trop parfumée à son goût ? Un comble.
Dans mon esprit aujourd’hui la comparaison est fortuite mais bien compréhensible : j’ai de la chance en arabe, mais en français le hasard est une opération non déterminée. Pourtant, on y peut bien quelque chose à ce hasard arabe, car c’est bien mon père qui a déterminé ma chance de petite fille : d’exister et, qui plus est, de recevoir un paquet de bonbons.
Alors, comment dit-on chance en arabe, si ce n’est pas zhar ? Chance se dit forsa : chance, mais aussi opportunité. Il y a bien sûr un mot qui définit le hasard : sadaqat en arabe littéraire, ou sotfa, en dialecte tunisien, qui relève plus de l’imprévu, du hasard heureux, que l’on peut aussi traduire par… chance.
Alors, finalement, zhar, c’est de la chance et la chance est un heureux hasard, celui de recevoir des bonbons quand on ne s’y attend pas, presque tombés du ciel.
Photographie à la Une © Jacques Pion / Dalam Images.