L’art, contrainte du corps

L'art contrainte du corps

le corps du spectateur affecté par le corps de l’oeuvre d’art.

Musée des Beaux-arts. En face – facing diront nos voisins d’Outre-manche, avec le mérite notable de souligner la dimension active de l’acte – d’une toile, debout, à une distance raisonnable du tableau pour en embrasser à la fois les détails et la dynamique d’ensemble, vous pensez déjà à vos talons ampoulés qui vous rappelleront ce soir qu’on ne sillonne pas impunément une journée durant les hautes contrées de l’art. Voici donc venir l’évidence aux allures d’eurêka : nous sommes physiquement contraints, corporellement déterminés, par la nature même de l’œuvre d’art. « Banalités que tout cela ! » jurez-vous. Sans doute, mais un tel habitus a pénétré si profondément notre rapport aux œuvres d’art qu’il participe – comme pour la psychanalyse et l’incontournable divan – d’un dispositif ritualisé qui, s’il est réitéré inconsciemment à chaque nouveau facing – n’est que rarement questionné. Or un tel rapport à l’œuvre ne va pas de soi et participe d’une forme culturellement déterminée qui décide de notre rapport à l’image.

D’Alberti à Panofsky.

Au commencement était Pline l’Ancien qui, abusant déloyalement de la naïveté de ses contemporains, fabulait à loisir sur un veau crédule qui serait venu téter une vache peinte, voire sur des oiseaux ingénus picorant allègrement les raisins peints par un certain Zeuxis. Profitant du boom éditorial de son collègue, Alberti dans son De Pictura, décidait alors, au travers du mythe du beau gosse un brin benêt Narcisse, de faire de la peinture une fenêtre ouverte sur le monde. L’aimable charlatan instaurait avec ce canular la tradition illusionniste de la peinture. Suivie par ses contemporains, et jusqu’à ce que Manet tape du point sur la table, la conception albertinienne de la peinture posait le tableau comme ouverture – ou trouée – vers un ailleurs, et évinçait la matière picturale et la toile comme surface au profit de l’objet représenté. En évacuant le matériel pour l’Idée, le signifiant pour le signifié, Alberti ouvrait la voie à une conception idéaliste de la peinture – pérenne jusqu’à Panofsky – et consacrait le tableau-fenêtre comme verticalité.

Pollock et Tintoret.

« Mais, m’interpellez-vous, pourquoi en passer par les mythes de la peinture ? Ne voyez-vous pas, glorieux faraud, que la seule raison à cette verticalité du tableau est à chercher dans les contingences matérielles de la création ? Le peintre peint au chevalet, et nul besoin pour cela d’étaler votre culture-confiture ! » « Certes, vous dirais-je, mais que faites-vous donc des drippings de Pollock ? Du Tintoret travaillant ses grands formats à l’horizontale ? Pourtant, soulignerais-je déjà triomphant, le maniériste comme l’expressionniste voient leurs toiles accrochées verticalement aux cimaises ; il y a donc une bonne raison à cela ! Et cette raison n’est en rien matérielle, mais culturelle, voire cultuelle – ne prie-t-on pas facing l’icône ? »

Bataille, Twombly ou Bacon.

La raison est autre, vous dis-je, la conception du tableau comme fenêtre a totalement effacé la matérialité du tableau, sa corporéité. La vocation idéaliste de la peinture nie tout en bloc le tableau comme surface, comme matière, comme corps. La verticalité de l’image initiée par Alberti a pour conséquence de lier le support matériel à l’image ; la représentation classique refoule la surface matérielle de l’œuvre pour tendre vers une idéalisation de l’image. Vous pensez déjà, je le vois, à la dialectique horizontal/vertical, anus/bouche, charnel/abstrait initiée par Bataille. Le rapport intellectuel à l’œuvre d’art a donc des incidences physiques dans sa perception. Seul l’insignifiant détail de la coulure – de cet écoulement de matière liquide sur la surface de la toile – souligne cette verticalité, comme dans ces toiles de Twombly ou Bacon, mais aussi de Rubens ou Raphaël, qui font signe vers ce que Jeff Wall nommera l’intelligence liquide de l’image, l’origine essentiellement liquide de toute image.

La coulure nous rappelle que notre rapport à l’image est peut-être avant tout un certain type de rapport au corps ; visuel, notre rapport à l’image est aussi corporel, d’où la question du vertical, et voilà que, pirouette après pirouette, je retombe sur mes pieds. En suivant le psychiatre Bimswanger, je dirais que l’on a une perception de l’œuvre en même temps qu’une sensation. L’œuvre n’affecte pas seulement notre raison mais en premier lieu notre corps et touche à notre manière de vivre l’espace. Cette perception affective, irréfléchie, de l’espace, draine des connotations particulières qui accompagnent notre rapport à l’espace sans que cela ne relève d’une analyse ou d’une interprétation. Spectateurs, la position de notre corps engage notre perception symbolique du monde ; puisque c’est notre corps vertical qui décide de notre rapport au monde, nous le chargeons de valeurs que l’on retrouve dans notre propre perception de l’œuvre d’art. Prenez-moi au pied de la lettre, l’enseignement de la discipline de l’histoire de l’art se fait au travers d’un dispositif ritualisé de projections d’images qui contraint un rapport frontal à l’œuvre ; le terme de projection induit de lui-même l’idée de projection subjective : l’image projetée sur l’écran par l’historien de l’art est en quelque sorte une projection de lui-même, du moins de sa perception symbolique du monde. Démonstration bancale dites-vous ? À quoi je vous réponds d’un clin d’œil complice : ça se tient !

Adams et Dubuffet.

A mon tour de mettre sur pied mon argumentaire : nombre d’artistes contemporains placent l’opposition horizontal/vertical – mais aussi forme/contenu, figuration/ abstraction – dans une volonté de contredire cet usage de la verticalité de l’œuvre. Dans sa série Sols. découpe réelle d’une portion de macadam redressée à la verticale, Dubuffet place verticalement un plan qui renvoie à l’idée d’une surface horizontale. De même, Denis Adams dans l’œuvre vidéo The André Malraux’s shoes filme-t-il d’un point de vue zénithal un homme – sosie de Malraux en moins mythomane – foulant des pieds les photographies de son musée imaginaire disposées à plat à même le sol. Toutes ces expressions de l’art contemporain instaurent un autre type de rapport phénoménal à l’image.

Et là, je sors ma botte secrète, véritable pied de nez à votre talon d’Achille : si Narcisse, inventeur mythique de la peinture, s’est noyé en tentant d’embrasser son reflet à la surface de l’eau, doit-on rappeler que l’étymologie latine imbrachiare du verbe embrasser signifie : tenir quelqu’un dans ses bras, mesurer de son étreinte. Dès l’origine, la représentation, même idéale, garde dans sa réalité matérielle le rapport au corps.

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