Le Volcan

Les portes s’ouvrirent sur des visages aux yeux allumés par la ferveur et la joie : le condamné tirait véhément sur la corde, précédé des Gardiens et du Juge. Alors que la clameur montait au-dessus des toitures du village, le magistrat fendit la foule puis se glissa entre une grappe d’enfants. Il s’éloigna pour se poster sur un promontoire, d’où il scruta les rougeoiements du ciel, les versants du volcan et la forêt mauve dans le crépuscule. Les odeurs de la mangrove remontaient jusqu’à lui, portant des exhalaisons de fleurs sauvages et de grandes feuilles encore humides de l’ondée. Le verdict était tombé. C’est lui qui l’avait prononcé. Sous les pentes qui affleuraient le village, les sonorités de cuivre et les premiers coups de tambour résonnaient comme un signal. On se mit en route, salué par un envol de perroquets en direction de la forêt, et la foule, composée d’habitants du village et de plusieurs hameaux alentour, descendit un chemin sinueux qui menait à la mer.

La foule parvint à l’anse et commença les préparatifs au moment où un groupe de policiers afflua vers le lieu de l’agitation ; on leur rétorqua que c’était le temps du sacrifice, que le Juge avait désigné l’élu. Plus loin, entre les cris, on percevait le roulement des vagues et les échos lointains de la cité. Le temps qu’on finisse d’empiler des fétus de paille autour des pneus et des débris de bois, le condamné reçut des coups de pieds, de fouets, de bambous, on lui cinglait le visage et les côtes, de sorte que son corps sur le sable se soulevait en des soubresauts répétés. Ses gémissements se faisaient inaudibles sous le grondement de la foule, alors que des jeunes femmes, très belles, les fameuses colombes choisies par le Juge, dansaient avec un simple pagne autour des hanches. Leurs corps juvéniles ondulaient en lisière des vagues, et leurs jambes décrivaient de petits cercles envoûtants. Le condamné se débattait à quelques mètres ; toute sa peau n’était que plaies et chair endolorie, où les coups s’abattaient sans relâche. Ses pommettes boursouflées recouvraient ses yeux, son visage saignait abondamment, les Gardiens intervinrent un instant pour faire reculer la foule déchaînée. Un chien en profita pour se faufiler entre les jambes humaines, et venir lécher les plaies sur la peau du condamné. Des enfants jouaient dans la mer et cherchaient à éclabousser de grands oiseaux blancs, qui décollaient au ras des flots et disparaissaient à l’horizon. Le sergent de police ordonna à ses hommes de retourner vers la ville, afin d’assurer le cortège du Gouverneur qui s’apprêtait à faire un discours. « Il y a des priorités ! » s’exclama-t-il, et les policiers s’exécutèrent.

On cognait avec plus de rage sur les tambours, dont les échos montaient vers les pentes escarpées du volcan, la nuit approchait, les premières étoiles bourgeonnaient dans le ciel. Trois villageois finirent de découper les vêtements de l’élu, ligotèrent ses mains, et portèrent son corps jusqu’au bûcher où ils l’y jetèrent. Le Juge avait gravi un tertre, en compagnie de quelques favorites, et il se retourna pour psalmodier un chant funèbre. La foule le reprenait en chœur, alors qu’on arrosait la structure d’essence, et que le sacrifié frappait l’arrière de son crâne contre le poteau. Il poussait des hurlements atroces, étouffés par les cris de liesse et le souffle de la mer. Alors, le Juge s’empara d’une torche qu’il brandit en direction du volcan, et, dans un geste serein, lentement, il la déposa sur le bûcher : le bois s’embrasa aussitôt, les hommes entonnèrent des cantiques devant le crépitement des flammes, qui montaient, ronflantes et magnifiques, en faisant jaillir des gerbes de braises. Les flammes féroces déchiquetaient la nuit, et leurs reflets rougeoyants couraient sur l’écume ! Les colombes dansaient, plus vigoureusement encore, agitant leurs chevelures noires ornées de chapelets de fleurs. Ce soir, les plus jeunes et les plus belles de ces femmes s’offriraient au Juge. Elles cambreraient leurs dos dans la nuit, donneraient leur croupe et leur chair dans un élan de soumission. Sur la pyramide du bûcher, le feu dévorait le corps exsangue… Le Juge songeait que la mort lui importait peu, au fond, il n’avait de respect que pour le volcan, les conquêtes, les croyances, les temples et les tombes. Il savait que les suppliciés d’un jour étaient les idoles du lendemain, et vice-versa, et que l’âme des hommes était un étrange manège dont il connaissait quelques rouages. De l’homme, il n’y avait rien à attendre, conclut-il. Il n’ignorait pas non plus qu’au même moment, le Gouverneur de l’Île prononçait un grand discours à la salle des fêtes, sur la paix, le progrès social, le développement économique… Le Gouverneur haranguait ses troupes en vue des prochaines élections. Mais ici, oui, ici, sur la plage, les hommes secouaient les flambeaux, dansaient et tambourinaient pour prendre les Dieux à témoin. Eux croyaient en l’importance capitale du sacrifice. Et ça lui plaisait, au Juge. Les flammes tourbillonnaient, rouges et bleues, avec des éclats diaphanes, si haut à présent qu’elles avaient dépassé la cime du poteau. Le feu se consuma un long moment, avant de s’essouffler, tout comme la musique des tambours, tandis que le vent dissipait l’odeur de la chair brûlée, du caoutchouc, du bois qui flambe. Les dernières torches furent éteintes dans la mer, puis la foule se dispersa en de petites cohortes d’ombres… Les braises finirent d’expirer, et le vent chassa les cendres…

Alors, l’aube se leva.

Photographie © Lilia El Golli.

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