L’exil et le temps

L'exil

passé, présent, futur.

Pour pouvoir mener une réflexion sur l’expérience que j’ai vécue, il faut dire, d’emblée, que tout exil, qu’il soit politique, économique, volontaire ou forcé, a les mêmes conséquences sur ceux qui vivent cet état.

Une fois cela convenu, on observera que parler de l’exil fait plus penser aux lieux ou aux territoires où se déroula notre enfance et notre adolescence, plutôt qu’au temps. À première vue il ne peut pas avoir de lien entre changer de lieux, vivre ailleurs et le temps. Mais une première constatation nous vient tout de suite à l’esprit ; changer d’espace et de lieu, obliger un individu à aller vivre ailleurs, c’est déjà commencer par le priver de son temps passé.

Ainsi donc ce temps passé qui s’effiloche va faire l’objet de l’attention de l’exilé, sa mémoire n’aura qu’un but, garder vivant ce temps qui est en train de mourir. Cet effort de la mémoire donnera naissance à la nostalgie, matière nécessaire pour sauver le temps du passé de la destruction certaine.

Les conséquences de l’exil ne s’arrêtent pas à cela. Changer d’espace de vie et de lieux, c’est aussi priver quelqu’un de son temps présent. C’est un temps présent que l’exilé ne peut pas conquérir tout de suite ; trop de ses anciens repères lui manquent et sa nouvelle vie est dans l’impossibilité de lui en créer des nouveaux.

L’exilé est donc obligé dans une parenthèse où le temps est suspendu, absent. D’autant plus que, dans cette première période de l’exil, le désir du retour est une composante assez importante de la vie de l’exilé, le temps présent est donc vécu comme provisoire, transitoire, vers quoi ? On ne le sait pas encore. Temps présent, comme un vide, que nous croyons fini et définitif, puisque le miracle du retour se réalisera en nous, le lendemain.

Madame la Comtesse de Boigne, noble femme exilée à Londres par la révolution de 1789, écrivait ceci : « Toute personne qui louait un appartement pour plus d’un mois était mal notée ». Cette phrase illustre bien que le temps présent de l’exilé, à son début, est un temps provisoire, illusoire. Toute action concrète, toute tentative de se fixer, équivaudrait à reconnaître que le temps de l’exil est définitif. Or, c’est justement cela que l’exilé ne veut pas admettre.

J’ai aussi vécu cette première période comme un temps provisoire, me souciant peu de ce qui m’entourait : mon seul objectif, ma seule pensée, n’étaient propulsés que vers le temps du retour. C’était le temps futur, objet de tous les rêves et de tous les fantasmes les plus débridés.

C’est pendant le temps où l’exilé rêve du temps futur, ce temps du retour qui colle à la peau, que peu à peu, commence à surgir le temps présent : à savoir, comment s’intégrer ? Question qu’on se pose de manière inconsciente, par effraction, tant la vie réelle et le temps présent ont du mal à s’installer.

Pour l’intégration, l’apprentissage de la langue est, pour un exilé, essentiel. C’est par la langue que se forme l’imaginaire, c’est la langue qui nous introduit dans l’histoire du pays, c’est par la langue qu’on communique. Dans cet apprentissage de la langue, pour moi qui faisait de la poésie depuis l’âge de douze ans, est intervenu un temps particulier : le temps de lutte éternelle. En effet, ayant appris les bases de la langue française, la suite ne fut pas de tout repos, au contraire, car les deux langues, la langue apprise et la langue maternelle, me firent un cadeau empoisonné ; une lutte extrême pour savoir qui allait prendre la suprématie sur l’autre. Au début j’ai voulu croire que cela était de courte durée, un temps nécessaire d’ajustement. Pas du tout, la lutte se poursuit toujours, aucune des deux langues ne veut céder la première place à l’autre. Elles continuent à se livrer un combat sans pitié qui garde les blessures de l’exil toujours ouvertes.

Quelle est la nature de cette lutte ? Elle n’est pas, en soi, un conflit pour une suprématie de l’une sur l’autre, mais elle est le résultat ou l’apparence, ou le travestissement, de la lutte entre le temps présent et le temps passé.

Les jours passent, puis les mois et les années, un autre temps produit ses effets dans l’esprit de l’exilé. C’est le temps qui fige la mémoire à des lieux, des gens, des us et coutumes qui n’ont cessé de changer, d’évoluer. L’exilé continue à trimbaler dans son coeur et sa mémoire des images figées, un fardeau qui finira par l’écraser le jour où le retour se produira. Il ne retrouvera plus ce qu’il avait continué à bercer, à choyer pendant de si longues années. Chagrin, regret, nostalgie et sentiment de perte seront les cadeaux empoisonnés du temps du retour.

L’exil continuera d’une autre manière, dans un autre temps.

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