L’héritage

Il aura suffi ce jour-là que le tireur soit remplacé au pied levé par un autre, bien plus jeune, disons vierge de tout ; que la cible, l’un des cinq fils de la maison, ressemble grandement au patriarche ; que la visibilité soit mauvaise à cause d’une couche de nuages noirs dont on ne savait s’ils évitaient au village de subir la pluie ou inversement, tant ce dernier était le plus désolant de la contrée. Il aura suffi que le patriarche, ce soir-là, préfère allumer son cigare avant le souper et non après ; que le dernier des fils ne soit âgé que de onze ans, et s’emploie donc à défier la maison en jouant encore dehors à cette heure-là, très au-delà des frontières de la véranda. Il aura suffi que le jeune tireur se trompe de cible et, sans pour autant rater son coup, propre, net, déclenche une agonie – la balle lovée sous la clavicule gauche ; que l’enfant soit le seul témoin de la scène, et qu’il reste tout aussi seul après l’arrivée des autres ; que des gémissements difficiles à décrire émanent des visages déformés par le choc des quelques femelles de la famille – sauf la mère, une marâtre. Il aura suffi que le petit garçon grandisse dans l’image muette de ce soir-là, sans plus de mots que « balle perdue » ou de caresses ; avec, en remplacement de la figure paternelle évaporée, de grands frères nourris à la petite concurrence de quartier et aux aspirations étroites comme les rigoles souillées qui imbibaient leur terrain d’ennui. Ce n’était pas faute d’avoir signé, longtemps plus tôt, un accord secret avec la joie de vivre. Allez savoir où passent ces documents-là lorsque le plus imprévisible se produit ; qui en soi les récupère, qui ou quoi en nous fait en sorte que nous nous levions un jour identique aux autres en ayant parfaitement oublié. Il aura suffi que le désormais jeune homme, du nom d’Abdelaziz (qui signifie drôlerie, « serviteur du Tout-Puissant »), rencontre vers ses 24 ans une jeune fille qui en avait dix de moins ; qu’ils doivent attendre un âge décent, un âge convenant aux esprits normaux, soit 19 ans tout frais, pour la demander en mariage ; qu’il l’embarque, toutes bénédictions données, dans le tourbillon d’une vie nouvelle, opulente, paisible, sinon toujours joyeuse du moins toujours heureuse ; qu’ils fassent vite deux beaux enfants, un garçon, une fille, blonds aux yeux clairs, leurs anti-portraits idéaux, formant avec eux une famille enviée ; qu’ils aient, onze ans plus tard, un troisième enfant, un petit garçon, bien brun, lui, enfin leur portrait, presque craché, sur les quelques racontars qui subsistaient à propos de la paternité d’Abdelaziz. Il aura suffi qu’un jour, ce dernier perde son commerce prospère et emploie ses belles économies à faire vivre cette famille durant quatre longues années, mais que tout cela ne suffise pas, et qu’ils soient contraints de quitter le pays. Sept heures trente dans une 4L beige pour passer la frontière ; les démarches sans terme, les papelards et le regard noir des flics aux costumes rembourrés de pots-de-vin… Passer la frontière donc ; dans ce nouveau pays ne pas être les bienvenus à cause d’une sombre histoire de territoire saharien disputé, n’y connaître personne, et alors s’emmurer, à cinq, dans un appartement d’une austérité choquante pour la mère qui avait grandi dans une ambiance de chant et de danse, chaque jour après le déjeuner. Il aura suffi que, terrifié à l’idée de ne pas s’en sortir sur ce territoire hostile, chacun épouse sa terreur ; que le père se confonde avec son travail, convaincu que ce dernier les mettrait lui et les siens à l’abri de tout, et qu’il se mette à vivre plus au bureau qu’à la maison ; que la mère, loin de ses frères et sœurs aimants, laissée seule dans ce foyer où tout était à faire, tombe dans une dépression qui allait durer dix ans ; que la sœur perde sa passion dans une jeunesse petite. Il aura suffi que l’aîné, alors au seuil de son adolescence, choisisse sans que nul n’y prête attention la mauvaise porte, celle qui mène aux rugissements, aux menaces, à l’hypernuit ; que le benjamin grandisse là, petit tas d’innocence brillant dans l’aveuglement et la fatigue de tous devenu le jouet favori du lion ; qu’au seuil de son adolescence il choisisse, sans que nul n’y prête attention, la porte la plus mystérieuse de l’appartement, celle de sortie, pour parcourir 1 855 km, et qu’à un moment donné, alors qu’il survolait un peu de mer, il comprenne subitement qu’il ne ferait jamais marche arrière, et que tout à présent reviendrait à réinventer son patronyme. Il aura suffi qu’il vive, ou croie vivre – cela évidemment suffit – une décennie quelque peu dodue loin des siens, puis se lève un jour identique aux autres en ayant parfaitement oublié ; qu’il tente quand même, parce qu’il adorait repérer les ornières qui mènent au noyau de toute chose, de reprendre la parole, « renouer le dialogue », disent-ils, avec cet Abdelaziz qui n’avait finalement pas tant été un père absent qu’un fils abandonné. Il aura suffi que ce dernier n’y entende rien, trop vieux maintenant ; qu’au seuil de la mort il choisisse, sans que nul n’y prête attention, la porte dérobée de l’échec, celle qui accueille puis enferme. Il aura suffi que le désormais jeune homme, définitivement parti, puisse ainsi saisir que savoir d’où l’on vient ne nous dit pas où l’on va, heureusement ; que toute destination digne de ce nom doit être une surprise à l’échelle du monde, et que tout parcours s’invente, opposément à l’inertie qui se transmet. Il aura suffi qu’il saisisse cela, c’est-à-dire qu’il signe un accord secret avec la joie de vivre, pour qu’un soir, par hasard, il fasse ta belle rencontre.

À Julien.

Photographie à la Une © Julien Chevallier.

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