L’heure du départ

Effaré, le jeune médecin s’adosse à la porte de la chambre qu’il vient tout juste de refermer. À l’intérieur, une dame de 83 printemps qui se porte presque comme un charme…

Elle souffre d’une maladie anodine, mais qui s’avère mortelle si elle n’est pas soignée. Et c’est là la source du problème de cet homme affalé, désabusé : la vieille dame vient de refuser poliment, avec le sourire de celle qui sait presque tout de la vie, de recevoir tout traitement. Ni isolée, ni démunie, ni même atteinte par une maladie dégénérative, elle a pourtant décidé de s’en aller. Une décision qui va à l’encontre de tout ce que l’on a enseigné au jeune médecin et de tout ce en quoi il croit. C’est décidé, demain, il retournera la voir pour la faire changer d’avis.

Le jour d’après, avec un seul café d’automate dans l’estomac, le voilà qui frappe à la porte, l’air décidé.

— Oh bonjour docteur, comment allez-vous ce matin ?, dit-elle avec un regard bienveillant. Vous savez, j’ai bien réfléchi depuis que je suis là et cette nuit je n’ai pas changé d’avis. Je crois que je suis prête à mourir, dit-elle en souriant.

L’estomac peu rempli du jeune médecin vient de prendre un violent direct de bon matin. Aussi ébranlé qu’il soit par cet assaut brutal, il se lance.

— Il vous reste mille choses à faire. Voyager, passer du temps avec les vôtres, profiter du temps qu’il vous reste pour faire ce que vous n’avez pas encore pu faire… hasarde-t-il, désarçonné.

— Mon garçon, je crois que vous êtes bien plus terrifié par la mort que je ne l’ai jamais été de toute ma vie, coupe-t-elle. Ma famille se débrouille très bien sans moi. Je ne veux pas continuer à vieillir pour finir par être quelqu’un d’autre. Je ne veux pas que mes enfants et mes petits-enfants me voient à la fin de ma vie dans un pire état alors qu’aujourd’hui je vais bien. Je refuse que la dernière image qu’ils aient de leur mère et de leur grand-mère soit celle d’un corps plein de tuyaux ou d’une personne qui ne se souvient pas qu’ils ont un jour fait partie de sa vie, explique posément la vieille dame.

— Mais enfin ! Vous vous rendez compte de ce que vous dites ?!, s’emporte-t-il. Comment pouvez-vous supporter l’idée d’abandonner ceux qui vous aiment ? Pensez à vous… Vous n’irez plus au cinéma, vous ne verrez plus le monde grandir malgré ses travers, vous n’entendrez plus jamais votre musique préférée et vous n’aurez plus l’occasion de manger ce que vous aimez !

Après avoir laissé passer de longues secondes à la suite de ce discours enflammé du médecin, la vieille dame répond, toujours avec ce mystérieux sourire fixé sur le visage des gens en paix.

— Calmez-vous docteur, il n’y a aucune raison de vous énerver. Il n’y aura pas quelque chose sur cette Terre que je puisse regretter, croyez-moi sincèrement. J’ai parcouru les continents, j’ai eu des moments merveilleux et des périodes douloureuses. J’ai vu ce qu’il y a de pire en l’Homme, mais aussi ce qu’il y a de meilleur. J’ai passé ma vie à poursuivre cette quête des bonheurs éphémères que vous me vantez tant, détaille-t-elle.

Refusant de comprendre ce point de vue, le jeune homme tente de poursuivre son argumentaire.

— Je ne comprends pas… Il n’y a rien en vous qui ne provoque un sentiment de révolte, de désir de vivre ? Ne voulez-vous pas continuer à aller chercher vos petits-enfants à l’école ? N’avez-vous plus l’envie de les étreindre tendrement lorsqu’ils ont fait un cauchemar, de les consoler des gros chagrins et de les voir s’épanouir en grandissant ? Et en ce qui vous concerne, n’avez-vous plus envie de voir le soleil se lever ? N’avez-vous plus envie de sentir le vent sur votre visage ?

C’est alors que, bien décidée à couper court à toute discussion, la vieille dame se redresse dans son lit et déclare.

— Ce que je vois, mon garçon, c’est que vous passez bien trop de temps avec une vieille grand-mère qui désire s’en aller alors que vous avez mille choses à vivre et à faire. J’imagine que vous n’êtes pas rassasié du goût de la bière fraîche après l’effort, de la douceur moite et frissonnante du corps de l’autre après l’amour, des soirées interminables avec ceux que vous aimez… De tous ces moments de vie où vous vous sentez inatteignable, où vous avez l’impression réelle ou fictive de toucher le bonheur véritable du doigt. C’est à vous de les vivre, moi je les ai déjà vécus, ils ne m’apporteront rien de plus aujourd’hui. Docteur, vous ne me donnez que des exemples de passages de vie plus ou moins éphémères, mais qui ne donnent suite qu’à une seule chose, les revivre encore et encore. On aspire tous à cela, mais désormais, je ne me sens plus concernée par cette quête.

Complètement bouleversé par le discours de la vieille dame, le jeune médecin abandonne l’idée d’enchaîner. Son chef de service lui a déjà signifié qu’il ne fallait pas s’acharner, mais lui est terrifié par cette situation. Être face à une personne que la mort n’effraie pas et qui l’accepte sans pleurer, sans négocier, sans se mettre en colère est une situation à laquelle il n’était pas préparé. Trop ému pour parler, il se contente d’opiner du chef et de sortir lentement de la chambre. Les jours qui suivent, il dépasse son temps de garde pour veiller cette vieille dame qui semble heureuse de s’en aller. Un soir, alors qu’il est assis à son chevet surveillant ses signes vitaux, elle prend sa main, la serre et murmure dans un souffle.

— Vous savez jeune homme, le bonheur ultime, celui que l’on cherche tous mais qu’on ne s’avoue pas, c’est de pouvoir choisir le moment où l’on va respirer pour la dernière fois. Je suis si heureuse d’avoir pu le faire. Maintenant, filez vivre le reste de votre vie, vous verrez, elle passe à une vitesse folle.

Alors qu’une larme perle sur la joue de l’homme redevenu petit garçon, la vieille dame glisse dans un bien trop profond sommeil, remplissant la pièce de la tonalité continue du cœur qui ne bat plus.

Photographie à la Une © Lilia El Golli, Fiat Lux.

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