Intelligent, non-consensuel et grave.
Dans le registre du récit initiatique, Wajdi Mouawad met en miroir l’invariance des âges de la vie, pour une jeunesse qui, à son tour, perd son innocence et la projette dans l’enfant à venir.
La grande salle de la Colline est pleine, les conversations s’enchevêtrent, Hayet Darwich apparaît. Elle se tient au centre du plateau. Derrière elle, un mur. Au bas de ce mur, dix-huit chaises alignées sur toute la largeur de l’espace scénique. Le volume sonore se réduit d’un coup, sans disparaître – quelques uns ont poursuivi leurs bavardages. Puis la rumeur s’éteint. Les lumières aussi.
C’est toujours remarquable d’éprouver combien la disposition d’une salle de théâtre est propice à dynamiser la sensibilité d’une foule – et à ouvrir pour elle le champ des possibles. Un public, c’est bien ici cette foule à laquelle s’adresse un imaginaire, dans le but d’y mettre du trouble et de la diviser, sans la mépriser. Wajdi Mouawad et ses comédiens, avec Notre Innocence, donnent cette fois-ci un spectacle acéré, grave et même terrible, qui est à la mesure de ce que peut donner cet instrument génial et risqué : le théâtre. Faire frissonner une foule, inquiéter un public. Lui donner un rendez-vous qui le poursuivra plus tard.
Un prologue donné tout au bord de l’abîme.
Hayet Darwich s’avance plus près. Elle narre sa rencontre avec Wajdi Mouawad qui l’a appelée pour participer à ce spectacle dont elle est en train de jouer le prologue. Cette élégante mise en abîme permet d’en présenter une autre : l’histoire d’un groupe d’amis confronté au décès brutal de l’une des leurs est, en effet, l’histoire vécue de Mouawad autrefois, pendant ses études au Québec. Mais c’est aussi l’histoire jouée sur scène en 2015 par l’atelier d’étudiants du Conservatoire qu’il a dirigé. Et c’est encore l’histoire de ce même groupe de 2015 qui, par une circonstance inouïe, a dû affronter réellement le décès d’une de ses comédiennes à la suite de la présentation de leur travail. Enfin, c’est l’histoire qu’on va représenter, comme s’il y avait l’intuition d’ajouter encore un miroir aux miroirs, de sorte que l’art et non la mort ait (au moins pour un moment) le dernier mot. Comme s’il fallait qu’une réalité si terrible ne manque pas de générer tous ses reflets.
Une machine à parole infernale.
Alors les jeunes gens sortent des coulisses et viennent se placer autour de Hayet. Un chœur qui se met à parler d’une seule voix par dix-huit bouches. Ce chœur étonnant est fait pour être désagréable : afin d’être synchronisés, les comédiens se règlent sur leur respiration, et profèrent leurs phrases, donnant ainsi à leur groupe l’aspect d’une machine à parole. Ce qu’ils racontent en rajoute volontairement dans le sens de cet artifice. Leurs sentiments, la façon dont ils rapportent les propos de leurs parents soixante-huitards, la façon dont ils accusent le monde qui les façonne à coup de Nutella et d’applications mobiles, tout cela est assez laid, injuste et à l’emporte-pièce, et, encore une fois, délibéré. C’est un tutoiement roboratif et provoquant pour la génération des baby boomers, laquelle se prend, il faut l’admettre, une sérieuse engueulade, comme seuls sont capables d’en donner les adolescents de tous les temps.
Mais ce n’est pas tout. À la question rapportée : « Que vas-tu faire dans la vie ? » ils répondent « Je sais pas », et le répètent longuement (« Je sais pas. Je sais pas… »). Ils ne le répètent pas longuement, ils le répètent interminablement. Et plus encore, ils n’en finissent, à proprement parler, pas. Ils s’offrent même le luxe d’accélérer ensemble le rythme de leurs « Je sais pas », puis de le ralentir. Le public croit qu’ils vont en finir. Pas du tout, ils continuent, ils accélèrent, ils ralentissent, ils vont même jusqu’à moduler la hauteur de ton, vers l’aigu, vers le grave. Et ils continuent. Performance admirable.
Dans la salle, l’effet est intense. Les uns n’en croient pas leurs yeux ni leurs oreilles, les autres patientent, parfois ils sourient. Et dans le fond là-haut derrière tout à coup une voix se met à piauler comme Milou hurle à la mort à l’écoute de la Castafiore. Autour de la voix on entend des « Chuts ! Taisez-vous ! ». Une personne dans un autre coin lance deux ou trois fois une réponse à ce « Je sais pas » : un très beau « Moi non plus ! » auquel le chœur ne prête aucune attention, et qui ne fait pas rire, car cet animal à dix-huit bouches n’est ni ridicule ni déplacé. Il fait mouche.
Mouawad jette là un fauve dans le public. Deux ou trois personnes vont même jusqu’à quitter la salle, sans qu’on puisse leur dire : « Restez ! Restez ! Faites confiance au metteur en scène, voyez que cette exaspération qu’il vous fait éprouver est voulue, et qu’elle vous met dans les conditions d’une hypersensibilité toute propice à l’appréciation juste de ce qui va suivre ! » Ceux qui partent sont même les plus sensibles et les meilleurs (leur seul tort est de partir), les moins disposés à se protéger par un sourire, par une blague, par du cynisme, du silence ou de l’indifférence. Ils sont atteints plus que touchés par ce discours d’ados qu’ils ne connaissent que trop bien, pour l’avoir chaque jour à la maison, auquel ils n’ont d’autre réponse que le déni ou l’impuissance.
Viande, chair, corps, esprit.
Voilà pour ce premier acte, que Wajdi Mouawad intitule « Viande » (ce mot est projeté en grand au début du moment choral). Viande, degré zéro de l’existence humaine, adolescence vautrée, enfance terminée, récusée, maturité absente ? Faire parler d’une seule voix dix-huit bouches fait penser surtout au « discours », lequel est le symptôme ou le produit d’une structure psychique : l’esprit ado. Ce chœur-machine représente en effet un procès sans sujet, ce qu’on appelle aussi un « langage ». Ces discours figés chosifient les relations humaines, ils les solidifient, ils vitrifient la parole. On pourrait dire de ce chœur-machine : c’est une viande traversée de langages. Il faudra le suicide d’une jeune femme pour y faire des trous par où puisse s’échapper la parole. Ces jeunes-gens-viande que l’adolescence a pourtant quittés ne peuvent échapper à ce qu’ils disent – parce qu’ils ne le disent pas. Mouawad, pour l’écrire, n’a eu qu’à le recueillir. En ce sens, ce premier acte, avec toute sa force d’exaspération, est un bel objet. Un monstre très réussi, comme seul le théâtre peut en inventer.
Le deuxième acte, « Chair », tient de la pantomime. Une grande fête où les jeunes gens dansent en se secouant tant et plus, comme pour se démembrer, faisant tourner cheveux, bras et hanches, dans une dyonisie plutôt glaçante, aux couleurs vertes et métalliques. Comme s’ils voulaient spiritualiser leur « chair » par la transe, secouer les langages, invoquer le sujet, supplier qu’une parole se lève en eux. Mais ils restent muets encore. Pire, ils jouent leur défenestration collective, en sautant de la scène vers le public.
Cette partie, muette, on pourrait l’appeler aussi « passage à l’acte ». Les discours opaques et denses comme le béton (par exemple : « ce monde ne me laisse pas d’autre choix que de mettre fin à mes jours ») pourraient passer pour des mots d’ordre.
Prendre la parole en son nom propre.
C’est dans la troisième partie, « Corps », qu’on échappe à ces monstruosités froides pour entrer dans la civilisation. Voilà nos jeunes gens disséminés autour d’une grande table, dans une pièce où, au petit matin, à peine dessaoulés, ils ont appris la mort de leur amie et où ils attendent la visite de la police. Cette fois chacun doit affronter seul le silence, seul avec sa propre voix et sa différence. Victoire, la jeune fille défenestrée, a-t-elle été victime des sarcasmes du groupe ? Était-ce bien des sarcasmes, du harcèlement ? Victoire n’était-elle pas plutôt une étrange mythomane qui mentait à tout le monde ? Les jeunes gens se disent leurs quatre vérités, et la confrontation engendre le doute.
Alors qu’ils parlaient autrefois d’une seule voix, mais pour ne rien dire, voilà qu’à présent ils se parlent entre eux. Toutefois, la culpabilité et la frayeur semblent les conduire à une rechute. Chaque personne se voit scotchée à un personnage qu’elle est contrainte d’assumer car les autres le lui attribue. Elle regarde à juste titre ce personnage comme une charge et un motif réducteur ni vrai ni faux.
Par exemple, une jeune fille se distingue par son obstination à ne jamais rien prendre au sérieux. Dans ces moments tendus, elle sort encore des histoires drôles. Intimée de s’expliquer là-dessus, elle révèle que son origine turque lui pose un problème. Dans le regard de l’autre, être Turc c’est appartenir à une nation génocidaire. Elle ne peut ni accepter ni refuser cette terrible assignation. Mais elle peut craindre que Victoire, qui lui a confié être d’origine arménienne, se détourne d’elle. Alors elle masque autant qu’elle peut ses origines, et elle détourne l’attention par un rideau de bonne humeur, un masque de plaisanteries continuelles. Là-dessus les autres lui apprennent que Victoire n’était pas d’origine arménienne. Singulier pouvoir qu’avait la défunte, de déceler la fragilité d’autrui. Peu importe, la jeune fille turque continuera de s’accrocher au rire en toutes circonstances. Elle conserve cependant au plus intime d’elle-même les chansons de sa grand-mère, dont elle fait à ses amis, sur le moment, un merveilleux cadeau, en chantant.
Pour un temps les adhésions faciles se délitent. Les jeunes gens tâchent de se retrouver dans les circonvolutions de la parole, mais ils peinent (comme nous tous) à en faire un dialogue. Plutôt un échange d’expressions intimes (avec quelques coups de poings et tirages de cheveux), qui a pour vertu de provoquer la fragilité de l’autre, de lui faire exprimer son identité cafouillée. C’est humain, c’est émouvant.
Alabama blues.
Mais il y a une petite fille que Victoire a laissée. C’est l’objet du cinquième acte (« Esprit ») que de suivre au pays des rêves cette enfant, Alabama, qui recherche sa mère, et de l’envoyer auprès des jeunes gens, où elle monte sur un podium divin, en l’occurrence une simple chaise. Du haut de ce podium, elle devrait fédérer la spiritualité de cette jeunesse prête à vieillir et à prendre en charge à son tour la génération future. Tous assis autour d’elle, ils se croient désespérés et incapables. Alors l’un d’entre eux tente d’ouvrir cet horizon que symbolise la délicatesse enfantine, cette invitation à vivre qu’est l’apparition d’un enfant.
Or cette enfant n’était qu’une enfant imaginaire, un mensonge que Victoire avait fait. Ils n’ont jamais vu Alabama, et pourtant ils ont cru à son existence, dur comme fer. Victoire semble la leur avoir laissée pour occuper sa propre place de défunte. Il y a une vertu de l’absence. Nous ressassons le souvenir de nos morts, et ne sommes pas assez obsédés des enfants qui sont encore à naître – autres absents, et qui nous manquent aussi à leur façon. Ils seront pourtant aussi réels et sensibles que ceux qui ont été.
Pour l’effet de cette dernière scène, difficile à réussir, où l’enfant est sur son piédestal, et où un langage nouveau apparaît (mais tout de même un « langage »), on se retrouve coincé entre l’émotion et la froideur à l’égard des bons sentiments. Émus de les voir se laisser prendre au piège de la nature et de l’amour, et méfiant à l’égard du discours autour de l’enfant. C’est que « l’esprit » n’est jamais qu’un reflet fugitif dans nos cœurs. Une spiritualité profonde n’est pas exprimable au théâtre. Elle le serait par un vecteur d’émotion, or une émotion n’est qu’une modification en surface de notre intériorité spirituelle – aller plus loin est affaire de mystique.
Wajdi Mouawad réussit là un spectacle intelligent, non-consensuel et grave, créatif, réfléchi et prospectif.
Image à la Une © Simon Gosselin.
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