Nous refusons de rendre l’Europe

S’il est une cause majeure à l’incapacité de l’Union européenne à surmonter l’écueil grec, elle est sans doute à chercher dans une angoisse idéologique de l’Europe de l’austérité, Allemagne en tête. Celle-ci s’enferme et se raidit dans un paradigme dépassé selon lequel un pays affaibli et endetté, d’une gouvernance autre que libérale, est incompatible avec des puissances d’un même ensemble économique.

Hélas, cette Europe qui sait fort bien se vendre aux intérêts des groupes de pression, et s’obstiner à des politiques d’absolu libre-marché, tel que le traité TAFTA, au mépris de la volonté de ses peuples, semble impuissante dans le même temps à prouver au monde sa véritable unité. Relever, redresser, porter secours aujourd’hui à l’un de ses membres constitutifs n’est pas seulement de l’ordre de la solidarité élémentaire, c’est s’inscrire dans une certaine idée de l’Europe, dans une stratégie à long terme et dont les méthodes ont concouru au rapprochement entre des nations épuisées par des tragédies séculaires (du redressement de l’Allemagne jusqu’à l’intégration des pays de l’ex-bloc communiste).
Le moindre bon sens politique tend à refuser que ce continent puisse se résoudre au partage d’une même monnaie lorsque tout va bien, et à l’abandon d’un des leurs quand tout va mal. Il n’est pas question de relativiser les sommes prêtées à la Grèce, pas plus que d’estimer que les coupes budgétaires ont été insuffisantes, il est question d’agir devant une souffrance collective et de faire en sorte que l’Europe garde la pleine possibilité de son action sur son territoire, incarne une promesse, se montre forte et plurielle. Car ce que l’Europe de l’austérité fait actuellement — soit envoyer aux peuples européens et au monde un message d’une extrême fragilité politique — est non seulement une grave erreur de calcul : c’est avant tout faire le lit de ceux, en son sein et dans ses propres frontières, qui doutent d’elle, ne lui portent que détestation et mépris — partis extrémistes prêchant au plus tôt une sécession européenne ainsi qu’une sortie de l’euro. Cette Europe de l’austérité détient une large responsabilité dans ce discrédit, qui est un discrédit bien plus flagrant et bien plus dangereux que les milliards non-remboursés de la Grèce. « Nous refusons de rendre l’Europe, écrivait Georges Bernanos en 1947. Et d’ailleurs, on ne nous demande pas de la rendre, on nous demande de la liquider. Nous refusons de liquider l’Europe. » Nous pourrions le paraphraser aujourd’hui en expliquant que nous refusons d’uniformiser l’Europe sur le modèle de la rigueur budgétaire. Il est du génie européen de tenter autre chose quand une médecine douteuse ne fonctionne pas ; car exiger d’un pays en phase terminale économique de régler ses frais d’hôpitaux n’est ni à l’honneur des Européens, ni très productif…

« Nous refusons de rendre l’Europe, […]. Nous refusons de liquider l’Europe. »

La politique naïvement inique et profondément anti-européenne que mène aujourd’hui cette Europe de l’austérité — honteusement soutenue par une partie de la droite française — témoigne de la lente érosion de l’unité européenne. Cette fragmentation entre l’Europe du Sud et celle du Nord est en train de créer une polarisation idéologique et regrettable tant les complémentarités entre États et les besoins d’une Europe forte sont essentiels.

Si les succès électoraux de Podemos en Espagne se confirment en novembre, que la gauche italienne de Matteo Renzi réussit son pari de réformer l’Italie, et que Syriza remporte une partie de ses négociations avec l’Eurogroupe, la France ne pourra plus se cantonner au rôle d’écluse entre l’Europe de l’austérité d’une part, et celle qui est en train d’éclore au Sud. Nous sommes à un tournant : la France doit assumer son destin européen, faire dès aujourd’hui la charnière entre deux visions au sein d’un même espace. Elle doit incarner l’architecte d’une nouvelle édification européenne en persuadant l’Allemagne, au lieu de calfeutrer les brèches, ou de jouer les peintres en bâtiment.
Il est d’autant plus surprenant d’entendre le discours amnésique des tenant de l’austérité — et surtout en Allemagne ! — qui n’ignorent pas que dans la relation historique du plus fort au plus faible, ce dernier, lorsqu’il est acculé et pris à la gorge, peut en quelques années représenter une menace d’envergure pour ses voisins. Le ministre des Finances allemand, Wolfgang Schauble, expliquant que « Gouverner, c’est avoir rendez-vous avec la réalité » ferait fort bien, en effet, de se souvenir des périodes dans lesquelles son pays se trouvait asphyxié économiquement, isolé, humilié, avec les conséquences que l’on connaît. Parce que la réalité des peuples, elle, ne perd pas de temps sur les gouvernements. Et que le moralisme en période de crise n’est pas toujours de bon ton…

Parce que la réalité des peuples, elle, ne perd pas de temps sur les gouvernements.

C’est pourquoi, à l’évidence, nous refusons de rendre l’Europe, au nom des menaces qui pèsent aujourd’hui sur le continent, et qui sont trop grandes pour abandonner un membre de la famille européenne : la progression du terrorisme, les enjeux migratoires sur le pourtour méditerranéen, le péril climatique, les impératifs de sécurité militaire et énergétique, l’avenir des relations avec la Russie, ou la Turquie, dont la Grèce est limitrophe, ou encore le renforcement de nos propres institutions ; ces enjeux en cours ne tolèrent pas une telle perte de temps, sous le prétexte de l’orgueil de madame Merkel, de son ministre des Finances, d’une prétendue Troïka, des contribuables français ou allemands, et dont l’ensemble de l’Europe court le risque de sortir perdant.

Ce n’est pas qu’une question de valeurs, de doctrine, de réalisme ou de dignité des peuples, que de porter secours à une Grèce au bord du précipice, en faisant le choix de restructurer une partie de sa dette et en mettant en place un mécanisme de solidarité intra-européen. C’est une question qui engage l’avenir de la civilisation européenne sur ce qu’elle symbolise, sur sa capacité à sortir, hier, les nations de la solitude de la guerre, et demain du désespoir économique.

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