Et la Montagne de l’âme.
« Je ne sais pas si tu as déjà réfléchi à cette chose étrange qu’est le moi. Il change au fur et à mesure qu’on l’observe, comme lorsque tu fixes ton regard sur les nuages dans le ciel, couché dans l’herbe. »
Révolution pronominale énonciative. Deux figures, un « je » en quête de lingshan, la montagne sacrée, et un « toi » par hasard sur ce même chemin. Un train, une rencontre, un dialogue autour de deux tasses de thé qui s’entrechoquent. Des récits qui se croisent et la conscience du lecteur qui se brouille. Des impressions imprégnantes qui glissent sur ta conscience et y laissent d’imperceptibles traces, des couleurs, des parfums mentaux ; la sensation d’avoir vécu ces choses : c’est l’effet perturbant des chapitres rédigés à la deuxième personne du singulier. Des cartes postales lentes, peintes à l’encre de chine, de lieux et de cérémonies, de reliquats chamaniques, shintoïstes et taoïstes au sein d’un monde marqué du sceau de la révolution culturelle : c’est le rendu pictural des chapitres rédigés à la première personne.
Il est particulièrement difficile de décrire ce qu’imprime cette lecture sur celui qui lirait : la sensation d’une dissolution magistrale du « moi » du lecteur, l’idée que, peut-être, on fusionne enfin parfaitement avec les événements qui sont narrés. Cette deuxième personne n’a rien d’une agression, rien d’une interpellation, d’un compagnonnage forcé. Ce n’est en rien séducteur non plus, c’est juste fusionnel. C’est un « faire l’amour », une fusion aristophanesque, la sensation qu’il aurait fallu, nécessairement, aujourd’hui, lire cet ouvrage et se sentir plein, comblé, développé : comme une prothèse sensationnelle, ces mots s’agrègent sur ta mémoire et confondent le rêve et le souvenir, le vécu et le narré. C’est un beau voyage.
C’est un texte qui perd tout le monde : les personnages, les lecteurs, l’inapte chroniqueur qui ne sait que trop imparfaitement en parler et qui va donc s’arrêter là.
Mais, avant de partir, un dernier mot : c’est vraiment bien. Pour vous, et pour toutes celles et ceux à qui vous pourriez offrir l’opus : c’est moins cher qu’un aller-retour aux Seychelles et probablement bien plus beau.
Gao Xingjian, la Montagne de l’âme, éditions de l’Aube, en poche, 669 pages, 11,00€.