Roland, je t’aime

Roland, je t'aime

Réfraction des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes.

Il est des soirs où je veux faillir, m’abîmer, m’aliéner, me couler, me fondre dans la plus minable des faiblesses, subversivement perdu, m’abandonner, succomber, dé-consister, n’être rien de victorieux, m’abattre, m’échouer, me fragiliser comme un verre ébréché, fissuré, me fendre, attendre la becquée – elle ne vient jamais – et être aussi sans défense qu’un nouveau-né sans sa mère. Il est des soirs où à grandes goulées je veux reboire le délicieux Poison. Des soirs où je veux (encore) céder et être amoureux, en tenir le discours tant ce discours – folie, délire… – est beau. C’est toi Roland qui, à l’oreille, m’en dit tout le langage : poésie et dangers (mais la poésie n’est-elle pas déjà une façon de se mettre en danger, une façon de mourir ?)

Roland mon amour, où es-tu ? Je te cherche, et tu te caches. Une fois de plus, tu t’affubles d’un masque. Ce n’est pas toi qui énonces, « c’est (…) un amoureux qui parle et qui dit » mais aujourd’hui l’amoureux c’est moi et toi tu me fuis. Tu sais bien qu’un seul de nous deux peut parler : l’être aimé, puisqu’il est imaginaire, est toujours muet. Pourtant, je ne me laisse pas prendre, le masque ne prend pas, le masque est poreux, le masque est tissé à ta peau et derrière lui tu murmures. Derrière tes belles Figures (discursives), ton triste visage qui sans larmes pleure. Qui es-tu ? Plus j’exerce mon « vouloir-saisir », plus tu t’échappes – paradigme éternel. Et dans ma course (« L’amoureux ne cesse en effet de courir dans sa tête, d’entreprendre de nouvelles démarches et d’intriguer contre lui-même ») je passe par tous les états que tu décris avec une telle justesse que toi aussi tu as dû les traverser. Tu me captures de ta plume photographique, tu m’arrêtes dans un mouvement infernal, toi qui glisses comme un éclat de savon entre mes mains dégouttantes. Et je délire, et je dérive. Je suis amoureux. Je babille.

Roland, je t'aime

Roland, je t’aime

Roland, je t’aime. Et dès lors le monde me gêne. Il n’est pas toi, et pris dans ses liens qui m’affairent et t’éloignent, je me sens seul. Le monde, c’est notre ennemi. « J’ai froid, rentrons », calfeutrons-nous et que les mers engloutissent le monde, que les vents fassent disparaître tous les autres. Rien que nous deux. Mais si « je (suis) toujours présent (…) toi (tu es) sans cesse absent », ailleurs. Toujours je t’attends, au café, dans les gares « tassé sur place, en souffrance, comme un paquet dans un coin perdu ». T’attendre est mon « identité fatale ». Et tout ce qui n’est pas toi, tout le mondain est frappé de « déréalité ». Je m’exclus, « une chape d’irréel me tombe des lustres, (…) le monde est dans un aquarium ; (…) j’entre dans les eaux mornes. » Puisque je t’aime, je suis solitaire et je n’ai pour me tenir compagnie que ton image qui me secoue, que je désire, que mon langage d’amoureux qui roule incessamment dans ma tête folle. « Mon langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre. » Je m’inquiète, j’interprète tout ce qui m’arrive de toi. M’aimes-tu comme je t’aime ? Les signes sont toujours troubles. Je m’enfonce, m’enferre, m’enferme et le monde me moque. L’amour serait bête, aveugle, niais, plus obscène aujourd’hui que le sexe. On me dit que ça passera, que c’est futile… Mais je vous emmerde, je vous crache à la gueule ! Je suis minable et c’est bien là toute ma force, j’ose aimer, tout entier. Avec cela, je vous transgresse. Je suis amoureux, je suis artiste, je suis enfant, et mon monde est « un monde à l’envers. » Je me dépense sans compter hors de votre économie bourgeoise, radine. Je suis un « déchet social », protégé de vos civilités, vos hypocrisies et vos « potins ». Or, amoureux, je ne suis sûr de rien et je me dis : « le discours amoureux étouffe l’autre ». Je suis le monstre. Et comme toi non plus, tu ne veux ou ne peux pas parler ma langue, je disparais dans ce cri : « Je suis un type foutu. »

Roland, je suis l’orphelin qui t’aime comme une mère. Tu as vécu soixante-cinq avec la tienne, comment puis-je me faire une place ? Que nos mères sont fragiles puisqu’elles aiment, puisqu’elles sont la figure même de l’Amour. Je sais que toi aussi tu la décharges un peu de son fardeau, qu’elle demande sans le savoir que tu la maternes un peu. De là un modèle intenable de la relation amoureuse : j’aime comme une mère et j’aime comme un enfant. Aucun des rôles, tu ne peux tenir, aucun des rôles, je ne peux tenir. Tu es fin et tu comprends que derrière les bras protecteurs – au-dessus de mes forces – que je fais semblant – sincèrement – de te tendre, se cache l’enfant tyrannique qui te dévastera, te dévorera, qui creusera en ton flanc le nid de ses origines, celui qui ne peut plus vivre au-dehors et qui ne veut que rentrer à la maison. Mais la maison est à jamais perdue. Je suis fou et je crois que je peux aussi t’abriter, t’alléger de toutes tes responsabilités, te recevoir dans mon sein. Je suis la mère, tu es l’enfant. Je suis l’enfant, tu es la mère. Alternativement, incapables de se décider, nous nous tuons, nous nous vivons. Déséquilibre forcené. C’est la peur de l’abandon, cette mort qui annulerait toute notre existence, qui crée cet amour cruel, cet amour qui réclame tout de l’autre et qui ne lui donne rien. Tu vas m’abandonner, je ne peux donc pas m’attacher, je ne peux me donner entier qu’idéalement. J’aime un idéal. Ainsi, je reste dans le confort de l’échec. Je ne t’aime pas pour ce que tu es, car ce que tu es pourrait disparaître et je serais perdu, encore, encore violemment sorti du ventre chaud où je n’avais rien à choisir, seulement être, sans devoir, sans participation, sans m’en mêler, où l’amniotique union me baignait de paradis.

Roland, je t'aime

Roland, je t’aime

Je m’en rends bien compte, Roland adoré, je ne t’aimais pas : j’aimais une Image. De toi, déjà, je dois faire mon deuil, le deuil d’un saisissement. Je ne t’engloutirai pas. Nous ne fusionnerons pas, « enfermés dans le même sac de peau », tu n’ôteras pas de mes épaules le poids souvent insupportable de ma vie, de toute vie. J’ai compris l’erreur que tu m’opposes. Je choisis les solutions que tu me proposes : « Non-vouloir-saisir, (…) m’asseoir », c’est-à-dire entrer en moi, accueillir la vie qui me veut, du désert que j’ai hérité et que j’ai cultivé, laisser pousser l’herbe grasse de la maturité, et « laisser venir (de l’autre) ce qui vient, laisser passer (de l’autre) ce qui s’en va. (…) Que le Non-vouloir-saisir reste donc irrigué de désir par ce mouvement risqué : je t’aime est dans ma tête, mais je l’emprisonne derrière mes lèvres. » Je désire et j’aime, Roland mon petit chéri, ce que je suis, ma vie, la vie, toi et les autres, ceux qui partagent mon humaine condition et qui par homologie ce sont si souvent, eux aussi, retrouvés à la place de l’amoureux que tu décris, que tu parles, que tu es. « Il faut que je parvienne (par la détermination de quelle fatigue obscure ?) à me laisser tomber quelque part hors du langage) » – la malédiction des cérébraux. Pour ne pas vouloir saisir, il faudrait aimer sans discourir. Allons toi et moi vers l’extinction du langage, le baiser muet de la vie, la danse silencieuse des peaux qui se touchent. Abolition du sens. Fin du « système de la demande et de la réponse ». Jouissance.

Mais voilà que le malin me glisse à l’oreille que tu n’es plus, plus rien qu’un être de papier, un être virtuel – ton corps renversé par la camionnette d’un blanchisseur, 44, rue des écoles, Paris. Catastrophe, cessation brutale du délire. Je me retrouve seul, avec ma chair et mes os, mince tas dont je ne savais déjà que faire. Je vais garder ton amitié et tes blanches épiphanies. Ma peau muette, je vais la frotter au monde, ouvert et sensuel, je vais aimer le réel. Et, comme l’on donne à ceux qui possèdent déjà, je vais me posséder. Autrui, dès lors, ne pourra que venir me frôler – le frôlement, cette zone magique de la rencontre. Demain, l’autre, toi, oui toi, que je ne connais pas encore, et ne connaîtrais jamais vraiment, qui seras adulte autant que moi, qui possèdes un corps, des idées, des poésies, un être-là, toi qui n’es pas mort, toi qui n’es pas langage, toi qui t’affirmes en propre, toi et moi, nous pourrons nous aimer. Je ne t’attends pas, tu viendras coïncider.

Roland, je t'aime

Roland, je t’aime

Be first to comment

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.