Heureux les pauvres en esprit.
EXPOSITION « Sans Pourquoi » par Tatiana Pozzo di Borgo jusqu’au 03 octobre 2019 au Faubourg Jeunes des Artistes, Paris.
L’exposition de la jeune plasticienne, diplômée de l’École des Beaux-Arts de Paris, à la galerie Faubourg des Jeunes Artistes dévoile une dizaine de natures mortes dont la compréhension n’est possible qu’en plongeant dans la vie spirituelle de leur créatrice.
« Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs », écrivait Martin Heidegger à propos du tableau qu’il jugeait idéal : Les Souliers de Van Gogh (1886) où l’artiste néerlandais a peint une paire de vieilles chaussures paysannes. « La toile de Van Gogh est l’ouverture de ce que le produit, la paire de souliers de paysan, est en vérité », stipulait le philosophe allemand, tout en formulant, quelques lignes plus bas dans les Chemins qui ne mènent nulle part (1962), sa fameuse définition : « Dans l’œuvre d’art, la vérité de l’étant s’est mise en œuvre ». L’art ne s’agit pas de beauté, comme l’affirmaient les théories esthétiques traditionnelles, ni de nouveauté, d’après l’opinion des avant-gardistes, mais de vérité. Tel fut le constat du penseur, qui, éloigné du milieu universitaire depuis les années 1950, s’est installé dans le village de Todtnauberg en Bade-Wurtemberg et passait le temps en compagnie de ses voisins, agriculteurs.
Trois générations avant, dans les années 1870, l’écrivain russe Léon Tolstoï s’est requalifié en prédicateur : aristocrate, militaire décoré et romancier le plus célèbre de son époque, il s’est rapproché des paysans et s’est lancé dans le labour manuel de la terre, tout en investissant son temps en écriture des traités sur la société et son argent dans la création des écoles et la publication de l’Évangile. L’auteur de Guerre et Paix et Anna Karénine a réussi l’impossible : sa philosophie, au cœur de laquelle se situait la critique des excès de la modernité et la défense de la « simplicité volontaire », a gagné à l’échelle mondiale plus de notoriété que son œuvre littéraire. Et même si la doctrine de Tolstoï a suscité des critiques judicieuses pour son caractère naïf et l’incompréhension de la physiologie populaire, personne ne jamais doutait son noyau moral profondément sain. En novembre 1910, à l’âge de 82 ans, Tolstoï, ayant eu marre de sa condition de vie qui restait largement princière, a fui ses proches pour s’installer, comme un petit pèlerin, près du monastère d’Optina. Perdu par tout le monde, il est décédé de pneumonie sur une station ferroviaire, en éprouvant la fidélité à ses propres idées par le prix le plus élevé possible et en s’inscrivant dans la lignée des précurseurs et protagonistes de la pauvreté évangélique : Bouddha, Socrate, St. Antoine le Grand, St. François d’Assise.
Mais tout ce que ces géants d’esprit, Tolstoï et Heidegger, ont découvert vers la fin de leurs vies, l’artiste Tatiana Pozzo di Borgo pratique sans théoriser depuis le jeune âge. Membre d’une famille noble corse et nièce de la fameuse actrice franco-russe Marina Vlady, née à Paris et diplômée, en 2016, de l’École des Beaux-Arts avec les félicitations du jury, elle a déménagé après l’achèvement de ses études à Lacelle, un petit village en Corrèze, connu pour sa dévastation, dépopulation et chômage, ses hivers rudes, son éloignement des villes et l’absence des lieux d’intérêt.
L’exposition de Pozzo di Borgo à la galerie Faubourg des Jeunes Artistes, la première manifestation personnelle dans le parcours de la plasticienne, est constituée d’une dizaine de petites natures mortes, huile sur toile. Tous ces tableaux teintés de gris, marron et (rarement) jaune pâle, représentent la même mise en scène : une poignée d’objets triviaux placée sur une table en bois. Parmi eux : pommes de terre, vieux gants en caoutchouc, cartons d’œufs vides. Inspirés de Cézanne, Giorgio Morandi et Van Gogh, notamment par ses Souliers et Mangeurs de pommes de terre (1885), ils témoignent de la grande aptitude de Pozzo di Borgo en matière de la peinture classique : composition, jeu de lumière, palette de tons, tout en frappant celui qui les observe avec une interrogation. Pourquoi l’artiste capable de choisir pour les objets dont elle dépeint une couleur si touchante et tendre, ou une position si visuellement captivante, s’apprête aux sujets si humbles ou, pour reprendre sa propre expression, « pauvres » ?
Pour Tatiana Pozzo di Borgo, sourire est à la fois joyeux et triste. Catholique pratiquante et admiratrice de St. Thérèse de Lisieux, il s’agit surtout d’un exercice ascétique, celui d’humilité, abaissement et patience. « Œufs, pommes de terre, citrons… La pauvreté du sujet repose dans la profondeur et guide le regard dans son rien, son sans pourquoi. Ne rien rajouter, devenir ce que l’on voit. Veiller son sujet et attendre… », raconte-t-elle. « Nous pensons que les sentiments ressentis par les personnes de notre époque et de notre cercle sont très significatifs et variés, alors qu’en réalité ils se réduisent à trois, très insignifiants et primitifs : orgueil, volupté et anxiété. Et ces trois sentiments avec leurs ramifications constituent le contenu presque exclusif de l’art des classes supérieures », déclarait Tolstoï en 1897 dans son essai Qu’est-ce que l’art ?, et l’opposition silencieuse à cet ordre de choses – rien n’a changé depuis le temps du grand écrivain – se fait vibrer dans les œuvres de Pozzo di Borgo.
Réunie avec une dizaine de ses anciens camarades des Beaux-Arts, partis avec elle en Lacelle, la plasticienne est actuellement en train d’accumuler les fonds pour acquérir un jardin potager et une petite maison dans ce village, afin d’y fonder un centre d’art associatif et de revitaliser ce faisant la communauté locale. La vente des œuvres chez Faubourg des Jeunes Artistes sert précisément à ce but. Malgré toute ressemblance de l’initiative en question aux aventures des hippies dans les années 1960-70, Tatiana Pozzo di Borgo est complètement étrangère à l’utopisme romantique envers celle-ci et soi-même. « Je n’ai pas d’illusions concernant le village, ni notre cause. Ce n’est pas le lieu d’habitation qui détermine l’homme », note la plasticienne avec sobriété, tout en ajoutant non sans raison que « c’est moins cher à Lacelle qu’à Paris ».
Chez Pozzo di Borgo, on ne trouve aucune volonté de se barrer du monde, aucune dérive sectaire non plus : pour elle, la clandestinité n’est qu’une soif masquée de gloire. Tatiana Pozzo di Borgo, ou plutôt Tatiana de Lacelle, est là pour « mener une vie simple », ainsi que pour « se concentrer »… Et aujourd’hui, c’est ce que l’on attend le moins d’une artiste âgée de 27 ans.
Image à la Une © Tatiana Pozzo di Borgo : Œufs, huile sur toile, 19 x 24 cm, 2019.