Le loup.
Il est l’ogre instinctif, celui qui arrache à la vie son mouvement pour l’incarner dans la matière. Sublimer les grimaces de joies et de douleurs pour rendre vivant le bronze, pour offrir au collectionneur le plus perfectionniste la clé de voûte de l’expressionnisme du futur. Les courbes, les élans, les articulations, les gestes et les danses sont d’une intensité dérangeante. L’œuvre de Thierry Ligismond est gargantuesque et pourtant d’une précision absolue. On peut tout savoir de l’homme, sauf ce qu’il a dans la tête et la manière dont il lui donne forme. Il reste juste et intransigeant, il se donne les moyens de la grandeur de sa démarche.
Ce sont les autres qui définissent ses œuvres comme de l’art, lui ne fait que des images. Il les dessine d’abord, puis les peint et finit par leur donner corps dans des bronzes colorés majestueux. Des images pour dialoguer. Il veut dialoguer avec nous en s’offrant sa liberté d’expression et nous envoie une énorme baffe dans la gueule. Il parle sans concession au monde dans lequel il a dû survivre. Parce que oui, c’est bel et bien une question de survie. Survivre avec toute la violence de plonger un corps et une âme dans un monde si vaste et dérangé. La race humaine est une salope. Un homme seul vaut de l’or et fait appel à ses plus bas instincts lorsqu’il est en groupe. Le monde est en feu et nous ne pouvons que plonger dans les flammes, si possible en souriant puisque nous n’avons pas d’autre choix que d’avancer. Il est résolument comme ca. Il ne cherche pas à faire ou à être. Il fait et il est, et c’est juste et fort. Il devient alors le loup le plus puissant de la steppe parce qu’il en est le plus libre. Hors des sentiers battus, à l’affût de sa liberté qui lui coûte si cher, mais sans laquelle il ne pourrait pas vivre. Vivre dignement sa vie d’homme pour pouvoir incarner sa mort. Ce n’est pas une fin, pas un aboutissement, c’est une continuité qu’il veut vivre seul pour pouvoir entendre crier ces âmes qu’il a baisées et déchirées toute sa vie. Il veut une bouteille de rouge et une bonne pièce de viande, il veut de l’opéra, du Wagner, il veut des cigares, une grosse voiture, des vers poétiques…
Voilà la bête…
Les tripes dans les pinceaux, les traces de doigts sur les cuisses de ses clowns tristes, il joue sa vie sur chacune des pièces. Il cherche le moment de grâce, l’apothéose qui le fera décoller du sol lors de sa danse avec le pinceau, avec la couleur, la matière ou le trait. Lorsqu’il donne forme à une femme de cinquante ans il faut qu’elle porte sur elle, en elle, tout l’amour qu’elle a donné dans sa vie. Et ces traces sont visibles. Et cette présence est maintenant vivante. Et cette œuvre est incontestablement une œuvre d’art. Et peut-être que maintenant il est déjà trop tard. Peut-être que maintenant nous devons nous rencontrer autour des hommes et femmes qu’il offre au monde pour comprendre que l’avenir est à lire dans les yeux, dans ceux de la femme nue, du jongleur, du businessman, de l’homme au cigare, dans les yeux de Thierry Ligismond. Peut -être que maintenant il est déjà trop tard et que nous pouvons lire dans ses yeux qu’il a le regard tourné vers l’avenir et a résolument pris de l’avance. De l’avance sur son temps. De l’avance sur lui même. Nous ne pouvons plus l’arrêter. Il ne peut plus s’arrêter. Plus se rattraper. L’intime le plus profond devient universel. Il est plus grand que lui-même et nous, nous, il ne nous reste plus qu’à jouir du sublime. L’essence même du dialogue.
Toute la vie.
Violence.
« Pour la plupart des gens une heure est inexistante, mais pour un mec qui est dans la souffrance la seconde est terrifiante. Quand j’étais jeune, je savais que la vie allait être une souffrance. Mais je me suis toujours dit que j’étais à côté. Je l’ai toujours su. Dès ma naissance. Ce n’est pas ce que les autres font qui est important, c’est ce que tu fais toi. Toi avec toi-même. Est-ce que tu peux te regarder dans un miroir ? C’est important d’être capable de faire des choses, même terrifiantes, mais il faut les faire proprement.
C’est sans doute pour ça que je suis fidèle. Parce que je me connais. Quand tu te connais, qu’il y a de la violence, c’est comme une roue libre à laquelle il faut avoir la force de dire stop. C’est à ce moment-là que tu es intouchable. Je peux être d’une violence terrifiante mais je m’en vais. Je préfère parler de violence que de souffrance parce que c’est difficile de parler de souffrance. Je vivais près de la violence mais pas dans un espace de mort comme peuvent le vivre certains. On pourrait dire que je porte en moi une extrême tension. »
Couleur.
« Je crois que le rouge vient de là. La violence de ces gens qui m’ont élevé. J’ai encore des couleurs et des odeurs qui me restent. Ce sont tes sensations que tu mets en couleurs. Et c’est comme ça que tu vois rapidement si un peintre ou un sculpteur a vécu ou pas. Ce n’est pas commun toutes ces couleurs que je patine sur les bronzes. La patine c’est compliqué. Et cette gestuelle, c’est une lutte. J’ai longtemps peint en gris. Les vieux peintres peignent souvent atténué, pastel. Sans doute parce que la passion et les sens s’amenuisent. Le visuel, l’odorat… La peinture a de l’odeur, elle est maniable. Je n’ai pas peint pendant un an parce que ça me déclenchait une merde au foie. La térébenthine me tue. Chaque pinceau est un geste très particulier. J’ai des sensations de félicité quand je peins. Mes pieds décollent de terre. Devant un dessin, une peinture ou une sculpture, je sais que je suis juste, que je n’ai pas triché. C’est immédiat. Quand tu tires un trait, les poils se raidissent. Lorsque c’est juste tu ne peux jamais le refaire. Tu ne sais pas pourquoi mais c’est là, ça t’est très personnel mais tout le monde s’y reconnait. C’est au moment où ça devient véritablement intime que c’est universel. C’est comme dans l’écriture. Il y a des phrases dans lesquelles tu as tout alors que c’est d’une simplicité diabolique. La poésie c’est quelque chose d’exceptionnel, Blaise Cendrars, Jean Ferrat, ils mettent leurs âmes. J’aime lire ça parce que je les mets en couleurs, parce que je ressens le beau physiquement, dans le cœur, sur la peau… Quel bonheur ! C’est magique. C’est ce qui fait que la vie est belle et qu’elle vaut la peine d’être vécue. Il n’y a que la race humaine qui pourrit la race humaine. L’homme individuellement peut être brillantissime, c’est quand ils sont plusieurs que ça devient des connards. La race humaine est une connasse. »
Image.
« Je ne fais que des images. Ce sont les gens qui mettent des choses dessus. Mais ce ne sont que des images. De mon passé, de mon avenir… Je fais des images. Avant de la poser sur le papier c’est une sensation du crayon que j’ai dans la tête. Je n’ai pas le problème de la toile blanche. Il n’y a pas une minute où je ne pense pas à quelque chose. Ce sont des images, des sensations, des gestuelles, des attitudes qui s’emboitent… Et des dizaines et des dizaines de pensées s’accumulent pour faire un tableau. Et ça recommence, et tu te mets derrière ton crayon et c’est l’instant. Tu n’arrêtes jamais. Je peins quotidiennement. Je peux peindre demain un dessin que j’ai à l’esprit depuis cinquante ans mais je peux rarement le terminer. Il faut que je me force parce que ça va trop vite dans ma tête. Souvent je commence un dessin que je déchire parce qu’il est trop loin de moi et je me rends compte que j’en fais un tableau deux ans après. En fait j’étais en avance sur moi-même. Je ne suis pas capable d’apprécier à sa juste valeur ce que j’avais fait deux ans auparavant. »
Cet homme est né nulle part.
« Les pieds dans la merde » comme il aime le dire en riant. Ce rire d’ailleurs, caverneux, teinté des mille vies qu’il a vécues. En sa compagnie on peut se sentir bien, comme si nous faisions partie de la meute. Il est tellement juste et honnête avec lui-même qu’il attire la confiance la plus absolue. L’homme et son art nous confrontent alors à nous-mêmes et nous obligent à être justes et honnêtes. Ses dessins, sa peinture ou sa sculpture ne font qu’un. Si nous pouvons ressentir une gêne, liée à cette tension extrême qu’il tisse, c’est sans doute parce que nous ne sommes, quelque part pas clairs avec nous-mêmes. Pourtant, les faits sont d’une cruelle simplicité, enjoliver les choses n’a jamais rien rendu de concret, c’est possible ou pas, tu fais confiance ou pas, tu le fais ou pas. Il n’a pas à rentrer dans notre esprit de créativité comme il n’a pas envie que l’on entre dans son esprit à lui, c’est une question de respect. Ce n’est pas de là que vient le dialogue, et pourtant. C’est un dialogue. « C’est un putain de dialogue bordel. C’est pas un monologue », mais un dialogue avec qui ? Avec quoi ?
Lorsque que l’on sent la présence de sa Nana derrière nous, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous retourner. Elle est vivante. Elle respire au rythme de notre respiration. Et nous avons besoin de l’approcher, de la rassurer sans doute pour tenter de nous apaiser. Nous avons envie de la toucher mais quelque chose nous retient, sans doute par pudeur. Pudeur qui se dissipe rapidement, parce que l’on sait que nous avons besoin de faire le tour de sa Nana, de son Homme au cigare, pour voir leurs gestuelles, leurs déformations. Et nous comprenons alors que l’intime le plus profond de Ligismond, qu’il nous offre dans la justesse de son mouvement créateur, est en réalité notre intime à nous. Qu’il est en chacun de nous. Et ce n’est pas un putain de monologue parce que, bordel, Ligismond n’est pas en chacun de nous, mais nous sommes, face à lui, enfin en nous-mêmes.
© Photographies : Anaïs Biancone
Fransen christian
Magnifique description du personnage si attachant et en même temps si insaisissable mais si humain.
Corinne
Furieusement beau.