Au Théâtre National de la Colline, une nouvelle œuvre écrite et mise en scène par l’auteur, qui joue sur le plaisir des contes.
Voici l’origine de ce spectacle : la rencontre de l’auteur et de l’historienne américaine Natalie Zemon Davis. Celle-ci lui a parlé de son livre, Léon l’Africain : un voyageur entre deux mondes, l’étude historique d’une personnalité de la fin du XVe siècle, Hassan Ibn Muhamed el Wazzân, diplomate, voyageur, géographe, qu’un pirate chrétien captura, et qui fut offert au pape Léon X. Cet homme, après avoir vécu de longues années à Rome, et subi sa propre acculturation, serait ensuite rentré dans son pays sans y laisser de trace.
Une histoire.
Ainsi, sur le plateau, Wahida, jeune femme arabe occidentalisée, new-yorkaise, étudie-t-elle, à la bibliothèque de l’université, le traité de géographie laissé par Léon l’Africain. Eitan, un étudiant-chercheur féru de génétique, en tombe amoureux. C’est une belle rencontre. Sur la scène, une table et une lampe à abat-jour vert. Une diapo tapisse les murs rapprochés vers l’avant-scène, elle y dessine les rayonnages et les circulations, à échelles et garde-corps, les plafonds en forme de dôme. Mais les amants, comme ceux de Vérone, vont avoir affaire à un impossible. De froids appariteurs de la scénographie manipulent déjà leur lit et leurs décors.
Eitan fait venir sa famille de Berlin, et là commencent les ennuis, mais aussi toute la dynamique narrative. De scène en scène, on comprend petit à petit, comme les héros eux-mêmes, l’ampleur de leur souci, la richesse de leur épopée. Péripéties nombreuses, avec peut-être certains clins d’œil. Par exemple : un coma et une famille autour d’un lit d’hôpital comme chez Omar Abusaada. Ou encore : un état de mort clinique et la question, en passant, du don d’organe . Les écrans de télévision sont projetés sur les murs, le son d’un avion à réaction déchire la salle de temps en temps, et les ambiances sont soutenues par les lumières. Le bruit horrible d’un camion piégé qui se rapproche et son explosion. Les disputes de famille, leurs non-dits.
On doit s’interdire d’aller plus loin : ne pas raconter l’histoire, car cette histoire constitue le spectacle tout entier. Le plaisir sera celui d’une grande saga, analogue au plaisir qu’on retire de la lecture d’un roman. C’est une marque de fabrique du premier style Mouawad, celui des spectacles qui l’ont rendu célèbre en France (Littoral, Incendies, Forêts, Ciels…). Grandes sagas familiales, très romanesques, longue durée de représentation. Après Sophocle, il revient à une forme qui a fait son succès. En somme, pas tout à fait un plaisir théâtral. On est heureux de suivre les démêlés du lapin et de la belette, comme dirait La Fontaine. Peau d’âne nous est conté, et nous y prenons un plaisir extrême. Les héros apprendront à leurs dépens qu’on n’échappe guère à ses origines, bien que l’identité culturelle soit un leurre, la chose la moins assurée qui soit. À toute fable une morale.
Roman à succès.
Du point de vue de l’art théâtral, tout est parfait et sage. Les comédiens ont été choisis pour leurs parcours entre les cultures du Moyen-Orient, de l’Europe et des États-Unis. Ils passent d’une langue à l’autre avec aisance, et cet ensemble multi-lingue assoit la vraisemblance. Les comédiens jouent, et la narration avance. Cependant, les événements sont si puissants qu’ils ont peine à être source d’émotions. Le mélo est censé faire pleurer, c’est la corde sur laquelle tire Saïgon, par exemple, et plutôt bien. Mais la ressource de Tous des Oiseaux n’est pas le mélodrame. C’est le plaisir du récit (un côté Mille Et Une Nuits). Encore une fois, Peau d’âne nous étant contée, on veut savoir la suite. On ne s’arrête pas à une statique, comme par exemple, a contrario, chez Krystian Lupa et Thomas Bernhard, où les comédiens ont un espace narratif simple et clair, et un jeu intérieur, qui génère dans le public des émotions intenses. De sorte que, chez Mouawad, les effets esthétiques sont tirés un peu vers le boulevard. Notamment les traits d’humour, comme lorsque la grand-mère, parlant du petit-fils, dit : « Il se sent coupable de tout, il est devenu complètement juif ! », qui font rire de bon cœur, en rappelant Woody Allen.
Si on y regarde un peu mieux, c’est le narratif qui dévore tout, par excès d’événements à rapporter. Il faut tout dire pour arriver au bout, et encore y faut-il utiliser quatre heures, qui passent vite. Mais par exemple, quand Wahida vient expliquer pourquoi elle quitte son Eitan, qu’elle aime pourtant, et qu’elle a retrouvé l’odeur de sa mère en allant voir les gens qui vivent derrière le mur, ce mur qui les séparent des Israéliens, on a le sentiment non pas d’une platitude, mais d’un survol, car une chose aussi forte reste l’une des péripéties de la fable. On est dans le roman, sans avoir les moyens du roman, qui peut traiter une péripétie comme un roman dans le roman. Wahida, qui, au début de la pièce, paraît sur scène comme le personnage principal, avec son amant Eitan, se marginalise et devient secondaire, comme poussée hors de scène par le débordement de cette fable en forme de corne d’abondance.
Unir sans diviser.
Mais le public est ravi. Tout le monde n’est pas doué pour raconter des histoires : ce serait bien idiot de bouder ce plaisir-là. Une narration, une épopée, de l’épique, des comédiens professionnels, une scénographie sage, de l’humour de boulevard, du « théâtre » qui se sait « théâtre », Wajdi Mouawad unit le public de la Colline. On a peut-être un peu peur qu’il y ait chez lui une légère méconnaissance de son art, mais s’il serait trop facile de dire qu’on a là du théâtre « bourgeois ». Et pourtant. On dirait bien du théâtre new-yorkais, du théâtre international. C’est très réussi, et l’on sait combien l’art est difficile, la critique facile. Toutefois, il y a là comme un théâtre sinon bourgeois, du moins « bo-bourgeois ». Un théâtre qui unit. Un théâtre qui ne divise pas. Cela dit, un auteur originaire d’un pays déchiré n’a peut-être guère envie de diviser.
Mais si l’art théâtral se devait malgré tout de diviser ? Peut-on diviser le public sans prendre aucun risque esthétique ? Peut-on le diviser, et donc le dynamiser, en le berçant d’un conte excellent et si bien représenté ? Peut-on le diviser en proposant une leçon aussi consensuelle, du moins pour ce public-là, que cette leçon-là : l’ennemi n’est un ennemi que par fantasme ?
L’altérité de l’ennemi.
Car Wajdi Mouawad écrit, au sujet de sa découverte de Léon l’Africain : « On appelle cela une rencontre avec l’idée absolue de l’Autre. » Mais que veut-il dire ? Il n’est pas vraiment aisé de concevoir ce que peut être la rencontre d’une idée absolue. Une idée absolue, dans sa réalité d’idée, a autant de réalité que l’Absolu lui-même, dont elle est la forme et le fond en idée – du moins si l’on en croit Spinoza, selon lequel les idées ne sont pas des peintures. Une idée absolue c’est l’Absolu en idée. Et « une idée absolue de l’Autre » doit être, semble-t-il, l’Autre en Absolu et en idée, tout ça en un.
Après tout, c’est l’auteur qui a lancé cette formule sur le tapis. Elle doit bien mener à une clef. Nul être n’a jamais expérimenté la rencontre de l’Autre, du moins si l’on doit prendre la formule au sérieux. Saint-Augustin la cherche au plus intime de sa propre intériorité, mais c’est toujours derrière un mur opaque, même s’il est intérieur, et seulement avec l’espoir que ce mur vole en éclat, dans la plus grande extase qui soit, celle du mariage du fini et de l’infini – qui prend nom de salut. Qui peut assurer, d’ailleurs, que ce soit une expérience positive ? Ou même une expérience qui ait une valeur ? Ou même encore seulement une expérience ? Ce qui est sûr en revanche, c’est que c’est un beau fantasme, et tenace.
Plus remarquable est ceci : les peuples qui ont des ennemis, qui ont l’expérience sinistre de la guerre et des massacres, élaborent le fantasme du mal et érigent l’ennemi en Ennemi. Ils font de cet objet d’autant plus imaginaire qu’il a été horrible, proche et violent, un Autre. Ils donnent à ses mauvaises intentions la dimension de l’infini. De sorte que l’ennemi n’est plus ce petit autre tout simple et notre alter ego, mais, dans le fantasme, l’Autre, le grand, sur lequel doit se rassembler et focaliser toute notre haine. Une haine, quant à elle, qui quitte le fantasme et passe à l’acte (d’exterminer). Cependant, ce triste phénomène se répète d’âges en âges et ne révèle qu’une chose, c’est que nous sommes tous frères… ennemis. Il n’y a que de petits autres et de petits mêmes. Pas plus que l’amour, la haine n’est sans limites. Elle est finement humaine.
En ce sens, le sujet de Wajdi Mouawad dans Tous des Oiseaux porte sur les démêlés des hommes avec le même et l’autre. L’imaginaire, malade de la terreur, se représente la rupture définitive de la relation à l’autre, et l’érige en méthode salutaire, sans voir ce dont il s’agit en réalité : anéantir, exterminer. Conjointement, l’imaginaire, malade de la terreur, se représente l’intégrité isolée de l’identité culturelle comme la solution complémentaire, sans voir ce dont il s’agit en réalité : se dessécher soi-même (un devenir feuille morte, comme finissent les Martiens de Ray Bradbury).
Pour un art du présent.
Comment échapper au jeu morbide de l’imaginaire collectif ? Peut-être en revenant aux mathématiques, comme le conseille Spinoza. En revenant à la recherche scientifique, pour laquelle Eitan est moqué dans la pièce. Ne vient-on pas d’établir par l’étude génétique que la survie toute darwinienne de l’Homo sapiens serait due à sa capacité de se mélanger par mariages, tandis que Néanderthal aurait succombé à la consanguinité ?
La solution de l’artiste est d’une autre nature. L’œuvre élargit et enrichit le champ de la conscience universelle, dont chacun d’entre nous peut, s’il y prend attention, être un exemplaire. L’œuvre romanesque, dont Wajdi Mouawad fait le choix ici, travaille ce champ en profondeur. Mais le théâtre est plutôt un art du présent. Du présent au plateau et de la présence sur scène, l’art d’un moment d’exception, ici et maintenant. Dans un autre genre que celui de Krystian Lupa, Dorothée Munyanenza, par exemple, qui partage avec Wajdi Mouawad cette particularité d’avoir dû, à peine sortie d’enfance, s’exiler de son pays en guerre – et celle-ci fuir un génocide – montre, dans Unwanted, ce souci conjoint de la narration et de la présence, qui la conduit à des propositions esthétiques et dramatiques tout à fait différentes. Wajdi Mouawad en était plus proche, sans doute, dans ses Larmes d’Œdipe.
Tous des Oiseaux, texte, mise en scène de Wajdi Mouawad à voir jusqu’au 17 décembre 2017 au Théâtre National de la Colline de Paris puis du 28 février au 10 mars 2018 au TNP de Villeurbanne.
Photographie à la Une © Simon Gosselin.