Tout un art

Chacun pense au bonheur mais aucun ne clame haut et fort que son but ultime dans la vie est d’être heureux. Cela va de soi, plus ou moins inconsciemment. Qui se souhaiterait le malheur ?

On a tous une perception différente de cette quête diverse d’un Graal qui semble inatteignable. Comment définir alors quelque chose qui ne peut s’enfermer dans les limites des mots ? Indicible et intangible comme l’art, la relation entre les deux est intéressante à effeuiller. L’art est-il le moyen de rendre palpable cet état de bien-être ? L’artiste a-t-il le rôle de « distributeur » de bonheur par des œuvres vivantes et bigarrées ? Quand les mots sont insuffisants, l’art tente doucement de proposer une perception différente.

Le bonheur, norme d’une pression sociale.

Aujourd’hui cette poursuite incessante semble obligatoire dans notre société. Il faut être heureux, comme si c’était une règle à remplir pour pouvoir exister. Tout converge vers l’objectif d’être comblé dans sa vie : s’épanouir au travail, être bien dans sa vie de couple… Il ne suffit pas d’éprouver des joies intenses face à quelques évènements mais d’être réellement dans un état de plénitude constant, d’être bien avec soi-même. Cela peut faire sourire car nombre de facteurs tumultueux passent aux oubliettes avec de telles affirmations. Mais cette société de consommation n’en a que faire.

Elle nous leurre, nous trompe pour nous faire croire que le bonheur passe par le fait de ne pouvoir vivre sans le dernier téléphone à la mode ou la dernière pièce stylistique à porter. À coups de publicités mensongères, de jingles entêtants, d’images fantasmées, on nous assène que le bonheur équivaut à la consommation. Les deux vont de pair, invitant dans leur duo maléfique leur ami précieux ; l’argent. Plus on consomme, plus on est heureux. Être heureux ressemblerait donc à n’être qu’avide de choses à acheter et user pour finalement jeter. Le cercle est vicieux, sans fin. Ce piétinement incessant et trépidant de l’envie, ou plutôt du besoin de nouvelles choses se transforme en course effrénée où l’on ne contrôle plus rien.

STOP ! On n’est pas tous dupes. L’art – aux antipodes de cette société qui la considère quelquefois comme inutile – aime à la critiquer, la chahutant de bord à bord, se moquant d’elle, la détestant aussi parfois. Ainsi, dès les années 1960 avec le Pop Art, les artistes dénoncent cette société (hyper)consommatrice en jouant à son propre jeu. Duane Hanson, par exemple, manie avec perfection et incision un hyperréalisme perturbant. On marche entre ses stéréotypes américains, déambulant de sa Supermarket Lady au caddie de supermarché plus que rempli, à son couple de touristes à l’apparence badaude. Sans socle et sans différenciation avec nous-mêmes on s’approche quelque peu penaud pour contempler ces reflets immobiles mais où chacun peut se projeter. Nous aussi sommes comme eux, proies d’une société de consommation qui nous pousse à dépenser. Justement, Barbara Kruger ironise avec justesse par son fameux I shop therefore I am. Le chemin de la consommation est-il le seul à mener tout droit au bonheur, sans sinuosités et sans obstacles ? Certains pensent et revendiquent évidemment le contraire entre le bio, une réduction de déchets a minima et le véganisme par exemple. Paradoxe profond entre les deux versants, c’est tout de même la société cette mère des deux conceptions.

Le bonheur, c’est les autres ?

Le bonheur, on le côtoie quotidiennement, bien évidemment ! C’est ce que l’on aimerait faire croire à nos multiples « amis » virtuels. A contrario de Sartre qui clame que « L’enfer, c’est les autres », on pourrait penser que le bonheur passe par les autres. Aujourd’hui c’est tout un art de tenir son Facebook ou un compte Instagram aux photos faussement rutilantes. Le bonheur se crée ici de toute pièce. On façonne, on modèle, on cache ce qui pourrait ternir cette image idéaliste, on exhibe ce qui pourrait rendre les autres jaloux. Notre vie est parfaite, le bonheur se respire à plein nez. Mais à l’instar de l’artiste colombien Camilo Matiz et sa pièce Take A Selfie / Fake A Life de 2015, notre vie sur les réseaux sociaux n’est que simulacre brillant. Cette installation de néons face à un miroir ne pourrait être plus critique et acerbe. Entre la perception que l’on a de soi et ce que l’on renvoie de nous, le gouffre est parfois grand. Le ressenti du bonheur n’est-il pas influencé par l’image que l’on veut renvoyer ? Les deux sont perméables, tristement liés à coups de « J’aime » et de commentaires. C’est comme si la multiplication de ces derniers faisait augmenter en flèche notre bonheur, ce « faux bonheur » accro au regard des autres qui eux aussi jouent dans la même cour. On patauge tous ensemble dans cette illusion de vie, essayant tristement de sortir la tête de l’eau en ayant plus de « Likes » que nos voisins, jouant des coudes et n’hésitant pas à les pousser sous l’eau. Plusieurs études semblent démontrer que plus on passe de temps sur les réseaux, à scroller parmi les plages à l’eau turquoise, les nouvelles tenues sportives des « Fitness girls » ou les recettes plus appétissantes les unes que les autres, plus le sentiment de solitude et de malheur serait omniprésent.

Le bonheur chimique, seule échappatoire ?

La seule porte de sortie entrouverte semble alors être un bonheur que l’on se crée soi-même ; un bonheur chimique. En réaction à cette société bien trop consommatrice et en parallèle au pop art, nait le mouvement hippie dans les années 1960. On le connaît de façon caricaturée, avec leurs cheveux longs, leurs pantalons pattes d’eph fleuris et un sourire paisible qui traverse leur visage. Mais leur quête du bonheur est différente et peut se retrouver dans l’art psychédélique. La conscience se libère, les perceptions sont plus intenses grâce à la prise de drogues qui permet, d’après eux, d’atteindre des états de bien-être et de conscience bien plus puissants. Flotter dans un entre-deux, sans se poser de questions, dans un état de béatitude extrême où perceptions et ressentis sont bien plus sensibles, est-ce le bonheur ?

Le chemin pour y accéder est aux antipodes de ce qu’attend cette société qui nous surplombe. L’art psychédélique devient alors un moyen de montrer et même exhiber cet état de conscience altéré par les drogues, plongé dans les torpeurs de la quiétude et qui n’est que le reflet inconscient de la main qui peint automatiquement, dicté par le Ça libéré. Martin Sharp, Rick Griffin ou encore Stanley Mouse sont tous des artistes de cette époque aux « mœurs droguées ». Ces œuvres bariolées deviennent le miroir intérieur d’un inconscient au premier plan, libre et heureux. Les œuvres de Martin Sharp explosent, résonnent en nous par cette culture commune reprise et détournée – avec la Joconde par exemple. Les couleurs tournoient par ces formes géométriques omniprésentes, presque envahissantes. Rien ne semble ordonné, filtré par le Surmoi qui tempère. Les émotions sont brutes, l’art qui en résulte est vivant. Il danse au rythme de la drogue et des perceptions. Tout comme Rick Griffin ou Stanley Mouse dont les œuvres sans dessus-dessous qui n’hésitent pas à nous bousculer, nous renversant sur leur passage, étaient généralement destinées à devenir des pochettes de CD ou posters. Ce bonheur chimique se distribue alors par fragments individuels, chacun ayant sa dose de couleurs acides et percutantes. Cependant, les traces laissées par ce bonheur chimique et cet art psychédélique ne se retrouvent pas seulement dans les tumultes de la 2D. Tony Cragg, par exemple, par ses sculptures mouvantes semble matérialiser un état d’esprit débridé. La matière paraît répondre aux envies psychédéliques d’un inconscient qui prime sur le conscient, où règles et normes sociétales n’existent pas. Le geste est vif, rapide comme si l’artiste répondait plus à un désir pulsionnel qu’à une réflexion assagie.

L’artiste semble alors devenir proie à son propre inconscient sous drogue qui lui dicte de matérialiser son Ça le plus enfoui ; les couleurs et le mouvement n’étant que les reflets d’un bonheur factice et chimique. Aujourd’hui encore, l’art paraît être pour certains le seul moyen d’échapper aux griffes acérées et sans pitié d’une société oppressante. Le bonheur n’est-ce pas tout simplement s’exprimer sans pression sociétale, sans peur du reproche ou du jugement ; n’est-ce pas tout simplement être soi-même ? La tête se vide, la toile se remplit.

L’artiste : « distributeur » du bonheur ?

Indicibles, l’art et le bonheur se rencontrent au croisement d’une recherche de sens pour l’un comme pour l’autre. Les deux peuvent paraître éloignés mais ils sont plus amis qu’il n’y parait. Le bonheur peut passer par l’art, pour son expression mais également sa quête.

L’artiste est-il celui qui transmet sa propre joie de vivre, comme un « distributeur » de bonheur ? Ou alors, donne-t-il simplement une forme tangible à quelque chose qui n’en a pas ? Donner forme au bonheur tout simplement pour que nous puissions alors le reconnaître quand on le croise sur notre chemin et l’embrasser dans nos vies, le tirant par la main pour le faire devenir nôtre.

Guillaume Stortz par exemple dit avoir un regard d’enfant, avec l’innocence et la naïveté qui l’accompagnent, pour donner du bonheur aux gens. Ses œuvres naissent sous les couleurs vives, avec des personnages comme ceux de la BD, où le trait est vif et dansant. L’artiste devient-il alors « commerçant » de bonheur, diffusant le bien-être par ses toiles ? C’est possible. Cela peut également passer par la mise en forme picturale de ce qu’ils considèrent comme étant le bonheur ; une facette d’un aperçu qui peut nous toucher. Ainsi Matisse avec sa Joie de vivre (1905) nous plonge dans une atmosphère chaleureuse où le bonheur s’échappe par effluves. Les couleurs intenses du fauvisme font écho au titre.

La Joie de vivre, par Henri Matisse, exposée à la Fondation Barnes (1906).

Pourtant certaines toiles qui n’ont aucune intention de prodiguer le bonheur par la simple contemplation réussissent de tels miracles. L’art nous touche, parfois au plus profond de nous-mêmes sans que nous ayons conscience du pourquoi. Cela peut être devant une technicité parfaite, parfois devant une beauté que nous trouvons éblouissante. Le bonheur se niche dans les recoins les plus infimes de la peinture, photographie, sculpture mais surtout de la vie.

Mais alors, comment atteindre le bonheur ? On court, on court encore et sans cesse, mais où se trouve notre but ? Le bonheur est-il le chaudron rempli d’or posé au pied de l’arc-en-ciel et qui semble nous attendre docilement ? Pourtant on avance, sans relâche mais rien ne se rapproche de nous. Art, musique, littérature, quel chemin emprunter pour empoigner ce Graal, pour ne plus jamais le laisser repartir ?

Les livres de conseils pour être heureux se multiplient. Ils nous assènent avis et témoignages, nous commandant d’agir de telle ou telle façon. Mais le fait de suivre « 10 conseils pour être heureux » à la lettre nous permet-il sincèrement de pouvoir respirer le bonheur à plein nez ? C’est pourtant contraire à l’idée générale que l’on se fait d’un bien-être ambiant dans lequel on plonge comme dans un bon bain chaud et moussant. Le bonheur ne se construit pas, il se vit. Le bonheur ce n’est pas atteindre telle occasion dans sa vie pour réaliser quelque chose que l’on désire. À regarder en avant on ne vit pas l’instant présent. Car c’est ça le bonheur : le moment. Que ce soit l’odeur de l’herbe tondue en été, un fou rire complice, la chaleur du soleil sur la peau, la contemplation d’une œuvre, une fierté, le bonheur s’attrape en plein vol. Le bonheur se choisit.

Image à la Une © Camilo Matiz, Installation, Take A Selfie / Fake A Life, 2015.

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